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encore sur le cœur, ce drapeau, et en seront contristés pour longtemps ! Je n’insiste pas ; il s’agit de peu de chose, et je ne veux rien grossir. Quand je signale l’approche d’un danger, Dieu sait que c’est avec le seul désir d’en être délivré, n’importe le moyen ; seulement, dès qu’on me parle d’exécuter les lois et qu’on m’en fait la promesse, je dois croire que, pour tenir parole, on n’est pas résolu à ne jamais punir.

Et maintenant, mon cher monsieur, confiance, croyez-moi : ne nous arrêtons pas aux détails, nous risquerions de mal juger. Il y a toujours tant de points en souffrance, même quand les choses vont le mieux. C’est sur l’ensemble qu’il faut porter la vue. Regardons ainsi notre siège : il est encore vieilli de quinze jours, et n’en est vraiment pas plus malade. J’aperçois même d’une façon plus nette deux points à l’horizon qui jusque-là se cachaient dans la brume : c’est d’une part nos armées de province, de l’autre l’action de l’étranger.

Je supposais, vous vous le rappelez, que ces armées qu’on nous avait promises n’étaient, malgré le dire des pessimistes, ni des fantômes, ni des soldats sur le papier, ni même des foules incohérentes, que la pénurie des cadres devait seule les avoir retardées, et que, selon toute apparence, le moment approchait où elles fêtaient parler d’elles. En effet, le soir même le bruit se répandait d’un glorieux combat qui constatait en même temps et l’existence de l’armée de la Loire et la reprise d’Orléans. Depuis lors des données plus ou moins fidèles nous ont permis de suivre, au moins par conjecture, la position de quatre ou cinq grands corps organisés et manœuvrant en Flandre, en Normandie, sur la Loire et dans les Vosges. Nous savons que ces années existent, et qu’elles font de sérieux efforts ; où sont-elles exactement ? que font-elles ? que peuvent-elles ? Nous l’ignorons, et c’est un vrai supplice, il faut en convenir. Ce qu’on souffre par ignorance en ce moment à Paris, ce qu’une séquestration si longue et presque cellulaire, une privation si constante d’informations précises inflige de disette à l’esprit et au cœur, on ne pouvait par prévision s’en faire aucune idée. C’est un genre de torture et d’épreuve qui n’est complet que de nos jours, car, pour qu’il soit porté à toute sa puissance, il faut le subir dans un temps qui s’est accoutumé à cet inconcevable luxe d’ubiquité en quelque sorte où la vapeur et l’électricité nous ont fait parvenir. Mme de Sévigné reviendrait à la vie et tomberait dans Paris assiégé, je soutiens qu’elle aurait beaucoup moins à souffrir que le moins épistolaire d’entre nous. La poste de son temps et les ballons du nôtre en fait d’exactitude et de régularité se distinguent à peine à un degré sensible, tandis que pour nous qui naguère, en quelque lieu que fussent les objets de notre affection, conversions avec eux minute par minute, la chute est grande de n’en plus rien savoir. J’en dis autant de nos armées : nous sommes sur leur compte dans le même dénûment qu’à l’égard des santés qui nous