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ces généreux soldats, trois fois les gardes de l’assemblée l’entourèrent de leurs bras et le retinrent par la violence. « Il ne mourut pas, il fut destitué avec ses collègues de la commission exécutive en plein péril. C’était la fin assez triste de la dictature de l’éloquence et de l’imagination, la fin d’une popularité. On aurait pu dire déjà que l’insurrection de juin venait de mettre au sein de la république de 1848 le fatal germe de mort ; elle avait mis la force à la place de la liberté.

Lamartine, et ce fut son malheur autant que sa faute, n’avait réussi ni à sauvegarder sa situation première, ni à écarter le plus redoutable des conflits par cette alliance des forces républicaines que, par un dernier mirage d’imagination, il croyait possible. Il voyait, disait-il, un gouffre, il fallait un Décius pour le combler ; il voulut être ce Décius, il le fut, sans rien combler, sans rien sauver, et désormais vaincu, découronné de sa popularité, il entrait dans cette voie où d’étape en étape il ne pouvait plus s’arrêter que dans la suprême décadence de l’homme public. Au mois d’avril 1848, il avait été envoyé par dix départemens à l’assemblée nationale, il avait conquis à son nom plus de deux millions de suffrages. Sept mois après, lorsque la France avait à nommer un président, il ne réunissait qu’un nombre imperceptible de voix. Son jour était passé. Bientôt, au renouvellement de l’assemblée, il avait de la peine à obtenir une élection de représentant ; il échouait dans son propre département, et c’était assurément pour lui une amertume inattendue. « On parle de me renommer dans plusieurs départemens et à Paris, écrivait-il à un de ses amis pour se consoler. Je ne le désire pas en ce moment. Je n’ai pas de situation ni de terrain sous les pieds pendant un certain temps. J’aimerais mieux le passer dehors ; mais je serai toujours à la brèche, en bon soldat, à l’appel des honnêtes gens du pays. » Je ne sais pas d’image plus curieuse et plus saisissante de ce retentissement d’un nom dans les masses, de toutes ces fluctuations de la popularité que le récit fait par Lamartine lui-même d’une de ses courses dans les montagnes de la Bourgogne après ses grandeurs de 1848, après ses épreuves. Il rencontre un vieux paysan devenu aveugle, qui l’a vu naître et qui le reconnaît à sa voix, qui s’étonne de le retrouver. Ah ! Lamartine ne sait partout ce qu’on dit dans le pays. On a d’abord parlé de lui comme d’un des rois, d’un des grands de la république. Bientôt on a raconté toute sorte d’histoires terribles, on a dit qu’il « avait fait couler le sang des hommes dans Paris, par malice, » et des colporteurs passant à l’automne vendaient des chansons contre lui comme celles de Mandrin. Le vieux paysan a de la peine à croire que « M. Alphonse » ait pu commettre tant de crimes. « Et puis, ajoute-t-il » quelques mois plus tard, on dit que ce n’était pas vrai, et puis