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préventions haineuses que nous retrouvons aujourd’hui avec tristesse chez la plupart des écrivains de l’Allemagne, et qui empêchent les meilleurs esprits de discerner la vérité, d’observer à l’égard de leurs adversaires les règles les plus élémentaires de la justice. Il ne faisait pas profession, comme c’est la mode parmi les savans et les lettrés de nos jours au-delà du Rhin, de détester les Français, quoiqu’il les eût connus pour la première fois pendant la guerre de sept ans, à une époque où ils envahissaient son pays, quoique la maison de son père eût servi de logement au comte de Thorane, gentilhomme provençal, nommé gouverneur militaire de Francfort par le général en chef de l’armée française. De ces années de son enfance, il ne gardait contre nous aucun souvenir amer. Les goûts délicats, les grandes manières, le savoir-vivre du comte de Thorane, l’esprit d’équité dont cet étranger faisait preuve dans tous ses rapports avec les habitans de la ville, la bonne grâce de la noblesse française qui se réunissait chez le gouverneur, la présence dans Francfort d’officiers aussi distingués que le maréchal de Broglie, inspiraient au contraire au jeune Wolfgang l’opinion la plus favorable de la politesse de nos mœurs, en lui révélant un état social et un degré de civilisation très supérieurs à ce que lui avait offert la société de ses compatriotes. Notre théâtre, qui accompagnait l’armée et dont il suivait les représentations, l’initiait en même temps au mérite d’une littérature qu’il cultiva toute sa vie, envers laquelle il se reconnaissait les plus grandes obligations. Un peu plus tard, à Strasbourg, en Alsace, à Sessenheim, chez les parens de Frédérique Brion, il avait connu la France par ses côtés les plus aimables et les plus hospitaliers. Comment serait-il entré chez nous en 1792 avec des sentimens de haine fort étrangers à sa noble nature, dont il se défendit dans sa vieillesse, même après tous les malheurs de sa patrie, comme d’une iniquité à laquelle se refusait sa conscience ?

On peut juger de ce qu’il éprouvait en pénétrant sur notre territoire par l’impression qu’il ressentit en 1813, lorsque l’Allemagne, envahie et occupée par nous depuis sept ans, se souleva contre la France. Même alors, après que les Allemands étaient passés du rôle d’agresseurs au rôle plus juste d’un peuple vaincu qui veut se débarrasser d’un joug insupportable, Goethe, tout en faisant des vœux pour le triomphe de son pays, ne s’associa jamais à l’esprit de vengeance qui enflammait ses compatriotes. Il souhaitait la défaite des Français et la délivrance de l’Allemagne, mais son hostilité contre nous n’allait point au-delà du légitime désir de l’affranchissement ; on ne put lui arracher aucun de ces chants sanguinaires qui excitaient la jeunesse allemande à une lutte sans pitié. « Dans mes