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portons à nos sujets nous fait préférer à notre gloire et à l’agrandissement de nos états la satisfaction de leur donner la paix. » Pendant ces mêmes années, la France était ardente au travail ; la bourgeoisie se donnait tout entière à l’industrie et au commerce, fabriquait des draps, construisait des navires, s’enrichissait enfin en assurant aux classes inférieures la vie de chaque jour. De son côté, la noblesse, ruinée par les guerres de l’époque précédente, se remettait à faire valoir ses terres, relevait ses maisons de ville et ses châteaux de plaisance. On ne pensait plus à la guerre. Il semblait que la France entrât dans une longue voie de paix et de bonheur.

L’Europe faisait comme la France. Sortie enfin des guerres de religion, elle était paisible, elle travaillait. L’Allemagne se reprenait à cultiver son sol, que les armées avaient tant ravagé, et rebâtissait ses villes, qu’elle avait détruites de ses propres mains dans la guerre de trente ans. La Hollande et l’Angleterre étaient tout entières au commerce ; l’Espagne elle-même, guérie de sa vieille ambition, essayait de relever ses finances et de ranimer son agriculture. On ne voyait plus de causes de lutte en Europe ; la religion ne devait plus enfanter la guerre, les monarchies avaient compris les dangers de l’ambition, et les peuples n’avaient pas encore de haine les uns pour les autres.

Supposez que cette paix eût duré une longue suite d’années ; figurez-vous la France, l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne, travaillant dans toutes les branches de l’activité humaine, et essayez de calculer tous les progrès qui se seraient accomplis. Je ne dis pas seulement progrès matériels, bien-être, jouissances ; je dis progrès de l’intelligence, de la conscience même. Pour nous en faire quelque idée, mettons-nous devant les yeux les cinq ou six générations qui ont suivi ; retranchons de leur vie les guerres, les ruines, le temps et les forces perdus, l’attention dissipée, les idées fausses, le trouble des intérêts et le trouble des âmes que chaque année de guerre apportait avec elle, et, tout cela écarté, imaginons ce que seraient devenus notre agriculture, notre industrie, nos arts, nos sciences, notre droit, nos institutions, notre liberté aussi, par un développement naturel et régulier.

Par malheur, le grand et beau mouvement qui emportait la France du côté des travaux de la paix s’arrêta bientôt. Dans les conseils de la monarchie, Colbert représentait les aspirations de l’opinion publique, le besoin d’ordre et l’amour du travail ; Louvois représentait les aspirations qui sont assez naturelles à la royauté, le besoin d’éclat, de grandeur, de gloire. Louis XIV après avoir balancé quelques années entre ces deux hommes, pencha vers Louvois. Dès lors l’esprit de conquête et d’envahissement prit posses-