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« On parle sans cesse des hasards de la guerre et de la fortune diverse des combats ; pour moi, je crois que c’est un jeu assez peu chanceux : les dés y sont pipés, ce semble, car je défie qu’on me cite une seule partie perdue par l’humanité. De fait, il n’y a pas une grande bataille qui ait tourné contre la civilisation.

« J’ai fait voir que la guerre et les batailles sont premièrement inévitables, secondement bienfaisantes. J’ai absous la victoire comme nécessaire et utile ; j’entreprends maintenant de l’absoudre comme juste, dans le sens le plus étroit du mot. On ne voit ordinairement dans le succès que le triomphe de la force, et une sympathie honorable nous entraîne vers le vaincu : j’espère avoir montré que, puisqu’il faut bien qu’il y ait toujours un vaincu, et que le vaincu est toujours celui qui doit l’être, accuser le vainqueur et prendre parti contre la victoire, c’est prendre parti contre l’humanité et se plaindre du progrès de la civilisation. Il faut aller plus loin, il faut prouver que le vaincu a mérité de l’être, que le vainqueur non-seulement sert la civilisation, mais qu’il est meilleur, plus moral que le vaincu, et que c’est pour cela qu’il est vainqueur. S’il n’en était pas ainsi, il y aurait contradiction entre la moralité et la civilisation, ce qui est impossible, l’une et l’autre n’étant que deux côtés de la même idée[1]. »

Le fatalisme historique fait le fond de toutes ces propositions, et à ce point de vue il est trop facile de les réfuter. M. Vacherot l’a fait l’an dernier ici même avec autant de sûreté que d’élévation[2]. La conscience ne se taira jamais devant les victoires de la force, qu’elles se présentent comme les lois de l’état ou comme les lois de l’histoire, comme les décrets de la Providence ou, suivant les formules de Hegel, comme la réalisation progressive de l’esprit absolu. En France surtout, le parti des vaincus a toujours été le parti populaire, même quand les vaincus étaient les ennemis de la France, comme les Espagnols et les Allemands eux-mêmes, avant qu’ils eussent pris leur revanche des invasions napoléoniennes.

Il y a cependant une part de vérité dans le fatalisme historique. Hegel et M. Cousin ont raison quand ils voient autre chose dans le monde que de simples collections d’individus. Chacun sent en soi une force supérieure qui l’entraîne. C’est l’esprit de notre nation, c’est l’esprit de notre siècle, c’est l’esprit de l’humanité, c’est le Dieu qui vit en nous ou en qui nous vivons, quelque idée que nous devions nous faire de sa nature, — le créateur du monde, la substance universelle, ou la « catégorie de l’idéal. » Les âmes les plus grandes ne sont pas celles qui subissent le moins cette action souveraine. Leur avantage est de la con-

  1. Neuvième leçon.
  2. La Science et la conscience. — II — Les Historiens, la morale et le fatalisme dans l’histoire. — Voyez la Revue du 1er juillet 1869.