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devient de plus en plus l’esprit universel. Nulle nation ne lui est fermée ; il modifie partout les institutions en dehors de tout principe théologique. Les hommes éclairés de toutes les religions lui font sa part en ne lui demandant que de ne pas envahir tout entier le domaine de la foi. Et ce suprême envahissement est même déjà un fait consommé dans une partie du protestantisme, où se confondent, sous le nom de rationalisme, les deux formes du libre examen.

La part de l’Allemagne a été considérable dans l’émancipation philosophique de l’esprit moderne ; mais elle a moins consisté dans la production spontanée que dans le développement systématique des idées. Quoique Hegel mette Jacob Bœhme presque sur le même rang que Descartes (ce qui a fait rire, même en Allemagne)[1], il n’y a pas eu de grand philosophe allemand avant Leibniz. Or Leibniz procède directement de Descartes. Kant à son tour procède de Hume pour les négations de sa métaphysique, et de Rousseau pour les affirmations de sa morale. Les successeurs de Kant procèdent non-seulement de Kant lui-même, mais de Bruno et de Spinoza, et on a pu leur trouver d’autres précurseurs dans la France philosophique du xviiie siècle[2], Tous ces grands esprits sont d’admirables architectes de pensées ; ce ne sont pas, dans le sens propre du mot, des créateurs.

L’Allemagne a eu, la dernière entre les nations lettrées de l’Europe, son siècle intellectuel où elle a conquis une sorte de prééminence dans tous les domaines de l’esprit ; mais, dans les lettres comme dans la philosophie, cette prééminence tardive atteste plutôt un effort de volonté pour s’approprier d’illustres exemples que l’épanouissement spontané d’une race heureusement douée. Les Allemands n’ont senti le besoin d’une littérature nationale qu’à la suite et à l’imitation des autres peuples. Ils ont cherché leurs inspirations en France d’abord, puis en Angleterre ; même dans la période du génie original, comme l’appelle M. Gervinus, dans la période illustrée par les noms de Goethe et de Schiller, l’influence anglaise domine, jusqu’au moment où la beauté grecque se révèle pour la première fois à l’esprit et à l’érudition germaniques, et remplace pour quelques années tous les autres modèles. Bientôt, avec l’école romantique et avec Goethe lui-même, commencent les pastiches des légendes du moyen âge et des poésies orientales. Toutes les littératures modernes se sont enrichies par l’imitation : nulle ne s’y est prêtée aussi aisément, avec uae faculté d’assimilation aussi

  1. « Je devrais naturellement parler aussi de Jacob Bœhme, car il a également appliqué la langue allemande à des démonstrations philosophiques ; mais je n’ai pu me décider encore à le lire, même une seule fois : je n’aime pas à me laisser duper. Je soupçonne fort les preneurs de ce mystique d’avoir voulu mystifier les gens. » Henri Heine, De l’Allemagne.
  2. Voyez la Revue du 1er juillet 1865, un Précurseur français de Hegel, par M. Paul Janet.