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être, mais avec plus de courage, par de hardis pionniers. La spontanéité fait également défaut à ce qu’on appelle en Allemagne l’idée nationale. Dans un fragment d’article qui n’a été publié que depuis la chute de l’empire, Sainte-Beuve distingue « deux sortes et comme deux races de césars, les césars par nature et par génie, et les césars par volonté. » Il y a aussi des nations « par nature et par génie, » et des nations par « volonté. » Malgré l’unité de la race et de la langue, la nation allemande est de cette dernière sorte. C’est une nation voulue, et qui n’est voulue que d’hier. Les Allemands n’ont paru comprendre ce qui leur manquait comme nation que lorsqu’ils se sont trouvés en présence d’une autre nation qui venait de mettre le sceau à son organisation séculaire en s’emparant de ses destinées, et qui s’affirmait encore dans son unité et dans sa force après s’être donné un maître. L’idée de l’unité allemande n’est d’abord entrée dans les esprits que sous une forme indécise, avec toute sorte de compromis et de réserves. Elle serait loin encore d’être une idée mûre, si la fondation de l’unité italienne par l’action du Piémont et avec le concours de la France ne lui avait servi de modèle, et si elle n’avait trouvé dans l’ambition prussienne un instrument d’autant mieux disposé qu’elle était elle-même un instrument utile pour l’ambition prussienne.

La Prusse a donné à l’Allemagne au xviiie siècle ce dont un peuple est toujours fier, de grandes victoires, et ce dont s’enorgueillissent surtout les peuples modernes, des victoires remportées sur la France. Dès lors a commencé à se produire au profit de la Prusse une sorte de patriotisme allemand, première forme, encore inconsciente, des aspirations actuelles. Celui qui était l’idole de ce patriotisme y était lui-même indifférent. Frédéric II voulait de toute son âme la grandeur de la Prusse ; mais la grandeur de l’Allemagne ne lui disait rien. Il n’avait que mépris pour la seule gloire nationale de l’Allemagne : la nouvelle littérature qui dès le milieu de son règne s’honorait des noms de Lessing, de Klopstock, de Wieland, et qui avant sa mort pouvait s’honorer déjà de celui de Goethe. Ses successeurs ne négligèrent pas cette force nouvelle qui ne demandait qu’à se donner à eux. La capitale de la Prusse devint peu à peu le centre intellectuel de l’Allemagne, centre infécond malheureusement, car, depuis que Berlin a remplacé Weimar, la décadence a commencé pour le génie allemand. Berlin a vu disparaître tour à tour tous les grands poètes allemands sans avoir eu l’honneur de les retenir dans ses murs. Fichte, Hegel, Schelling, avaient achevé le cercle de leur évolution philosophique lorsqu’ils vinrent professer à Berlin, et ils ont été les derniers grands métaphysiciens de l’Allemagne. Les érudits, les savans, les penseurs plus ou moins illustres, ne manquent pas plus à Berlin que dans le reste de l’Allemagne ; mais les idées allemandes dont se nourrit encore la civilisation universelle appartiennent toutes aux générations disparues.