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ser prendre à ces grossières amorces. Pour qu’elle cédât à ces tentations, il faudrait qu’elle reniât tout son passé, qu’elle désavouât la guerre de Crimée, qu’elle abdiquât toutes ses traditions, toute sa politique ; il faudrait qu’elle cessât d’être l’Angleterre du temps où sir Hamilton Seymour, recevant de l’empereur Nicolas cette même offre de l’Égypte, refusait avec une tranquille honnêteté. L’Angleterre n’en est pas là. Que peut-elle faire cependant pour défendre jusqu’au bout l’œuvre de 1856 ? Elle n’a plus son alliée de cette époque, et seule elle ne fera certainement la guerre ni pour le traité de Paris, ni pour le traité sur le Luxembourg.

Il y a une puissance pour qui toutes ces complications nouvelles sont encore plus embarrassantes peut-être que pour l’Angleterre, c’est l’Autriche. L’Autriche, par le fait, se trouve menacée de tous les côtés ; la Prusse lui ferme plus que jamais l’Allemagne, la Russie se prépare de nouveau à lui fermer l’Orient, à la bloquer sur le Danube, Il y a déjà quelques années, à la veille de 1866, un homme d’état belge, M. Dechamps, en étudiant les complications croissantes de l’Europe, disait avec sagacité : « L’Autriche a eu le tort, que la fatalité des choses lui a peut-être imposé, de poursuivre depuis un siècle quatre politiques à la fois, pour les perdre toutes successivement : la politique danubienne, la politique italienne, la politique hongroise et la politique allemande. » Pour la politique hongroise, elle est sauvée à peu près ; mais c’est là une question intérieure pour l’empire des Habsbourg. Quant aux autres politiques, elles sont singulièrement compromises, et les dernières tentatives russes et prussiennes ne sont pas de nature à les relever ; elles aggravent bien plutôt au contraire la situation de l’Autriche, cernée de tous côtés par des ennemis puissans qui menacent son influence et jusqu’à son intégrité. Nous ne parlons pas même du cas où se réaliserait cet étrange projet de partage entre la Russie, la Prusse et l’Angleterre dont le Times s’est fait l’éditeur. Pour le coup, l’Autriche, sans avoir mis un soldat en mouvement, se trouverait aussi complètement battue que pourrait l’être la France dans l’hypothèse la plus douloureuse. C’est à quoi lui aurait servi sa neutralité ; voilà ce qu’elle aurait gagné à éviter si soigneusement de se compromettre dans une lutte où se débattent ses intérêts autant que les nôtres. Sans doute la situation de l’Autriche était épineuse ; on n’avait su rien faire à Paris pour avoir son alliance ; depuis que la guerre est commencée, elle a pu être arrêtée aussi par l’incertitude et l’obscurité des événemens, par l’attitude énigmatique des autres puissances ; mais de tous les systèmes le pire est de ne rien faire, de replier sa tête sous son aile devant l’orage, et de se laisser acculer à une de ces extrémités où l’on n’a plus que le choix entre une guerre subie par nécessité, dans des conditions aggravées, et une abdication sans combat.