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se traduisant par l’abdication de toute responsabilité, par l’abandon des intérêts généraux entre des mains toujours empressées à les saisir. Nous ne referons pas ici cette triste histoire dont nous avons été tous à des degrés divers les auteurs, les témoins, les victimes, oui, tous, car ceux-là mêmes qui prétendaient y faire obstacle, les révoltés contre cet ordre de choses, contribuaient involontairement à le faire durer par l’éclat sombre de leurs anathèmes et les fulgurations de leur haine, qui semblaient être les avant-coureurs des révolutions implacables. La terreur de l’inconnu inspirée par ces revendications menaçantes, l’effroi de voir s’ouvrir une période révolutionnaire dont nul ne pourrait ni mesurer l’effet ni marquer le terme, voilà le mal endémique dont souffrait la masse de la nation. Du haut des aspirations politiques qui se relevaient de temps en temps, et que la violence de certaines colères calmait aussitôt jusqu’à l’excès, on se laissait retomber pesamment dans cette inaction d’une tranquillité illusoire sous laquelle se creusaient les abîmes. Je ne parle pas, bien entendu, de cette minorité d’élite vraiment libérale et non révolutionnaire, représentée par un petit nombre d’esprits très distingués, que leur distinction même isolait dans cette multitude de tempérament apathiques ou violens qui forment la grande majorité d’un peuple. Par crainte du désordre, on se résignait à cet ordre apparent qui n’était, nous l’avons bien vu, que le désordre organisé. On ajournait au lendemain le réveil et l’action, et le lendemain l’engourdissement fatal avait gagné plus profondément le cœur de la nation. À certains jours cependant, à l’occasion des élections générales, le peuple semblait appelé à dire son mot ; mais qui pourra me contredire, si je me souviens que, même dans ces jours réservés à la discussion de la chose publique, la passion, l’agitation, se portaient sur des noms propres plus que sur des intérêts généraux ? Le gouvernement avait sa liste officielle, l’opposition avait la sienne. Combien il était rare qu’il y eût place pour ces candidatures spontanées, issues de l’accord instinctif des citoyens entre eux, en dehors des ministères et des coteries, ne représentant que ce client trop oublié dans le tumulte des partis, l’intérêt public ! Quand les élections étaient faites, quand la chambre était validée, on se reposait d’un si grand effort pour cinq ou six ans. Le tournoi oratoire commençait. C’était une belle lutte de théâtre, de belles passes d’armes. La récompense des plus brillans athlètes, c’était l’applaudissement des tribunes ou la popularité momentanée des salons : rien de plus ; aucune action efficace et réelle sur le pays. Les masses restaient impénétrables soit dans leur indolence, qui trompait sur leurs véritables sympathies la légèreté infatuée des hommes d’état, soit dans leur implacable et farouche défiance, dont s’échappait déjà la menace d’une révolution sociale. Des deux