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vieux patriotisme français. Ce nom même, la patrie, ne représentait plus guère pour la masse de la nation, absorbée dans ses intérêts privés ou ses affections domestiques, qu’une abstraction vide ou une légende surannée. Une abstraction ! elle n’est que cela en effet dès qu’un peuple cesse d’alimenter cette vivante idée du plus pur de son âme et de son sang. Ce n’est que par les sacrifices que l’on fait à cette idée qu’elle devient une réalité ; mais c’est d’abord à la condition d’y croire que l’on peut se sacrifier à elle. Or où était-il, il y a un an seulement, cet esprit de sacrifice et de foi à la patrie ? L’état n’apparaissait plus que comme un gérant responsable chargé de nous administrer et de nous défendre. On payait pour être dispensé de cette grosse besogne de l’entretien des routes, des écoles et des armées ; on nommait des députés pour contrôler les dépenses faites. Tout était dit, et l’on vaquait à ses propres affaires en sûreté de conscience. La chose publique, les intérêts généraux, la police des idées et celle des rues, la politique intérieure et extérieure, tout cela s’administrait ainsi, par délégation. On se faisait représenter par une quittance pour tous les services publics qui demandaient autrefois un effort personnel, une part de dévoûment. On se croyait quitte à ce prix à l’égard de la patrie. La société française, cette société formée par de longs siècles d’aspirations communes, de traditions héroïques et de sacrifices, faisait, dans les idées du plus grand nombre, la figure d’une société d’assurance mutuelle où chacun, en payant sa prime sous forme d’impôt, acquérait le droit d’être garanti contre tout risque de désordre ou de violence, de pillage ou de guerre, à peu près comme on l’est contre la grêle ou l’incendie. Le patriotisme passait insensiblement à l’état de sentiment vague, sans application et sans emploi, un sentiment plus ou moins théorique ou poétique, analogue (on l’a dit avec justesse) au sentiment de la paternité pour qui n’a pas d’enfant. Ceux à qui parfois il arrivait d’exprimer avec quelque vivacité leur orgueil pour le passé de la France, ou leurs rêves pour son avenir, provoquaient d’infaillibles sarcasmes. Il y avait même, pour châtier ces naïvetés de tempérament patriotique, une appellation cruelle dans sa vulgarité. Tous ces mépris superbes, ces fines ironies, ces désintéressement d’esprits détachés des vieux fétiches, vont-ils au moins sentir l’irréparable tort qu’ils ont manqué nous faire en risquant de tarir dans l’âme populaire la source de ces pures et nobles émotions où s’inspire aujourd’hui l’élan de la nation, surtout quand ils voient s’étaler dans sa lourde arrogance le chauvinisme tudesque, au prix duquel le nôtre était chose bien légère et bien inoffensive ? Eh ! quel grand peuple n’a pas le sien ? Les Anglais ont le leur, qui participe du robuste tempérament de la nation. Assurément il n’a rien chez eux qui rappelle cette exaltation légère et fanfaronne que