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ce parti-pris de dédain à l’égard du génie de notre race comparé au génie des races étrangères ? Dans certains groupes d’élite, il était passé en règle absolue, on le sait, d’exalter les aptitudes critiques, scientifiques, esthétiques, des autres peuples, particulièrement du peuple allemand, en sacrifiant les nôtres, qui, tout en étant d’une nature spéciale, ont assurément leur valeur et sont au moins égales aux autres dans leur diversité. On se gardait avec soin de toute prédilection nationale comme d’un signe d’étroitesse d’esprit. La haute culture scientifique, c’était le nom de l’idole à laquelle nous étions tenus de sacrifier de gaîté de cœur nos prétentions surannées en faveur de ce vieil esprit français qui, au xviie et au xviiie siècle, avait fait la conquête du monde par ce mélange exquis de verve et de bon sens, d’enthousiasme et de raison, qui constitue proprement le charme. Il fallait maintenant, sous peine d’être taxé de béotisme, adorer des dieux nouveaux, s’incliner devant les oracles obscurs d’une critique qui devait tout renouveler, la philosophie de la matière et de l’esprit, comme celle des langues et des races. On nous assurait que c’était la loi des choses et celle du temps, qu’on devait reconnaître cette raison supérieure, non se révolter puérilement contre elle. On démontrait par assertions tranchantes que les facultés originales et créatrices de notre pauvre France étaient épuisées, à supposer qu’elles eussent jamais existé au point où l’imaginait un enthousiasme naïf, fondé sur une doctrine et des traditions de collège. Tenir encore pour cette critique française qui posait en principe que ce qui ne peut pas être dit simplement ne vaut pas la peine d’être dit, s’obstiner dans l’admiration rétrograde de l’esprit national, qui ne nous paraît clair, nous disait-on, que parce qu’il est superficiel, et de cette philosophie indigène, — que ce soit d’ailleurs celle de Descartes ou de Condillac, — si bien ajustée au niveau de la médiocrité publique, et qui n’est guère que la raison commune délayée en formules vides, c’était faire preuve de patriotisme plus que d’intelligence et de jugement. On déconsidérait ainsi l’esprit français dans ses plus admirables parties, son naturel exquis, sa finesse, et surtout cette incomparable clarté qui tient à son instinct logique et à son esprit d’analyse ; on nous désapprenait à aimer la France dans ses qualités les plus aimables, dans ses œuvres les plus charmantes et les plus fortes, dans cette variété merveilleuse de productions qui vont de Pascal à Molière et de Bossuet à Voltaire sans rien mêler d’exotique à cette verve généreuse, sans sortir un seul instant de la gamme si riche du génie national. Par une sorte de conjuration secrète entre ces beaux esprits qui à certains égards se traitaient entre eux comme des affidés, il était établi que, pour entrer dans le cénacle, il fallait prendre le mot d’ordre transmis par quelque oracle germanique, soit M. Strauss, M. Gervinus ou M. Mommsen. On n’avait le droit