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patrie, qui ne représentait plus pour beaucoup qu’une sorte de raison sociale, pour d’autres qu’un préjugé suranné, pour quelques-uns enfin qu’un vague souvenir ou une pâle abstraction, est devenue tout d’un coup une réalité sublime, digne de toute notre piété et de tous nos sacrifices, — pour qui le dévoûment absolu de chacun n’est que le simple devoir. C’est le miracle de la force brutale de provoquer l’explosion des forces morales qu’elle méprise, et de susciter l’instrument de son châtiment. À coup sûr, quand il forgeait les foudres de la justice divine dans l’atelier de M. Krüpp, le bon roi Guillaume n’avait pas pensé qu’il allait réveiller l’âme à demi éteinte de la France, et qu’une fois éveillée, cette âme, au service du droit, deviendrait invincible. Si ce réveil avait eu lieu plus tôt, si la France avait pu se mettre d’accord avec l’Angleterre il y a six ans, elle eût empêché l’attentat commis sur le Danemark, — ce crime révélateur par lequel s’essayait la politique de la Prusse. Cette fois au moins la France aurait déclaré, on nous l’accordera, la plus juste des guerres. Elle eût été, aux yeux de l’Europe et de l’histoire, le soldat désintéressé du droit, et aujourd’hui le canon prussien ne déshonorerait pas nos remparts. Touchante solidarité que crée la justice entre les peuples modernes ! le Danemark protégé contre l’injure, c’était la France épargnée, l’Europe garantie pour un demi-siècle contre les attentats, le monde en paix. Et voilà comment s’expie non-seulement le mal que l’on fait, mais celui qu’on n’a pas empêché.

Si tardif qu’il soit, ce grand phénomène moral s est accompli la France, sous le coup terrible dont elle a manqué être foudroyée, s’est ressaisie tout entière dans la conscience de sa vivante unité Elle a senti ce que c’était qu’un compatriote en subissant l’injure de l’étranger. Tous les vains rêves et les systèmes se sont évanouis devant la raison publique, en face de la réalité. Je fais aux penseurs transcendans et à nos grands critiques l’honneur de croire qu’ils ont ressenti je ne sais quel trouble nouveau dans la paix divine de leurs idées. Quant aux philosophes humanitaires, ils avouent qu’il faut bien ajourner de quelques années l’ouverture des États-Unis d’Europe de peur qu’il ne prenne fantaisie au terrible chancelier du nord de présider la séance. Les intérêts eux-mêmes ont compris le tort qu’ils se faisaient en s’isolant dans leur indifférence. D’ailleurs il faut bien le dire à la gloire de notre race, l’égoïsme n’est jamais chez nous qu’à la surface. Il y a dans notre fait bien plus de légèreté que de corruption : vienne une circonstance grave, une crise ; on est émerveillé de voir comme ces frivolités ou ces scepticismes de parade disparaissent et se fondent sous les souffles meilleurs qui viennent d’en haut pour laisser voir le fond du cœur, qui est bon, et l’instinct, qui est droit. Cet épicurien, ce sceptique