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tateurs n’y fussent point absolument hors de la portée des canons français, ils n’y couraient cependant aucun danger sérieux, les coups de nos batteries dirigés de bas en haut passant presque toujours au-dessus du parapet de la redoute autrichienne derrière lequel chacun s’abritait. Lorsque la sentinelle voyait les artilleurs français pointer leurs pièces dans cette direction, elle criait à la foule : « Baissez vous, » et tous ceux qui se trouvaient dans la batterie ne manquaient pas de s’agenouiller et de baisser la tête pour échapper aux boulets. Les habitans des villages environnans s’habituaient si bien à cette promenade qu’on les voyait venir en longue procession au sortir de l’église, tenant encore leurs livres de prières et portant leurs chapelets ; ils remplissaient la redoute, ils commençaient par regarder les toits fumans de la ville, puis, après le premier silence de la curiosité satisfaite, ils continuaient à causer et à rire, comme s’ils eussent assisté à une scène agréable ; mais aussitôt que la sentinelle poussait le cri d’alarme, « tous, dit Goethe, se prosternaient devant le dangereux phénomène, et semblaient adorer comme un être divin qui passait au-dessus de leurs têtes en sifflant ; le danger disparu, ils se relevaient et se raillaient entre eux, pour se prosterner de nouveau, s’il plaisait aux assiégés. »

Pendant les nuits transparentes d’un été magnifique, le bombardement offrait un spectacle pittoresque auquel une âme d’artiste se serait laissé séduire, s’il avait été possible d’oublier les maux inévitables qui en étaient la conséquence. Un de ces voyageurs anglais, comme on en rencontre partout où se présente une scène curieuse à observer, une émotion rare à ressentir, accompagnait l’armée prussienne, et dans des paysages improvisés reproduisait avec exactitude l’effet sinistre des incendies nocturnes allumés par les boulets. Goethe ne se sentait ni assez calme, ni assez indifférent au sort des victimes de la guerre pour tirer d’une telle calamité une distraction de paysagiste. Il voulait tout voir cependant ; une sorte de curiosité scientifique analogue à celle qui l’entraînait l’année précédente au milieu de la canonnade de Valmy l’amenait sur tous les points d’où l’on pouvait observer nettement les résultats du feu. C’était comme un besoin irrésistible de se rendre compte de chaque phénomène nouveau qui le poussait en avant, quelquefois même jusqu’aux postes les plus dangereux. Le voisinage et la menace incessante des batteries françaises ne l’empêchaient pas de visiter les lieux qui avaient servi de théâtre aux luttes les plus acharnées, où pénétraient encore les projectiles de l’ennemi. Il lui arrivait de se glisser à travers les décombres, sous les murs éventrés par les boulets, dans des redoutes ou dans des maisons abandonnées, pour regarder de plus près le champ de bataille et emporter de ce qu’il aurait vu un souvenir plus exact.