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comme Œdipe, par commettre involontairement un inceste, qu’il ne lui est pas permis d’expier ensuite par une mort volontaire. Notre analyse n’en aura pas moins suffi sans doute pour donner un aperçu du sujet et de la trame du poème, pour faire apprécier les allures et le mode familiers à ces chants populaires, et pour servir enfin de point de départ à ce que l’étude peut suggérer ici d’observations critiques.

III.

La première question à résoudre au sujet d’une œuvre comme le Kalevala a trait à son authenticité. Cette poésie est-elle nationale, ancienne, transmise jusqu’à nous, comme on le dit, par la seule tradition orale, ou bien ne serait-ce par hasard qu’une production artificielle et mensongère, œuvre de quelque imposteur ? Posé en termes si généraux, le problème est fort simple. On a vu comment ces chants ont été recueillis depuis le xviiie siècle jusqu’à nos jours : les Finlandais avaient pu les entendre réciter par les chanteurs populaires avant de les lire fixés par l’écriture. C’était en des contrées finlandaises très éloignées et très diverses que les mêmes noms de héros ou de divinités étaient invoqués et leurs exploits célébrés en strophes d’une même mesure, d’un même rhythme musical. Différens rapports, émanés d’hommes aussi respectés que Lönnrot et Castren, nous apprennent, comme on l’a vu, que les modernes rhapsodes affirmaient tenir ces chants de leurs pères, qui les tenaient eux-mêmes de leurs aïeux. Nul prodige ne doit nous étonner quant à l’incroyable constance de la tradition orale. On en a rappelé cent fois les merveilleux exemples : nous n’en citerons qu’un, très précis, très concluant et très authentique. Il y a quelques années encore, — et peut-être cela continue aujourd’hui, — les religieuses d’un certain couvent de Versailles ajoutaient chaque jour, en récitant à haute voix la prière, à la suite des mots sacramentels : libera nos a malo, ces autres paroles : et a furore Normannorum. Ce n’était certes pas qu’elles crussent avoir rien à redouter de nos chers compatriotes du Havre ou de Rouen ; mais elles répétaient sans y rien comprendre une imprécation d’il y a dix siècles contre les invasions scandinaves ! Si un pareil fait de transmission orale a pu se perpétuer en France, dans le voisinage de Paris, jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle, à travers de tels foyers de circulation vive et lumineuse, on doit croire sans beaucoup de peine que d’anciens chants célébrant des héros et des dieux traditionnels aient pu durer pendant mille années chez des tribus presque constamment isolées du mouvement général. Les chants du Kalevala portent d’ail-