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combien de ces nombreux soldats doivent briser en un instant les affections les plus étroites, combien tomberont entraînant avec eux le bonheur des âmes dévouées qui les suivent sur le champ de bataille, destinées à périr sans avoir pris part à la lutte autrement que par leurs larmes ! De tout ce qui vivait en nous autrefois, la guerre n’a plus laissé debout que deux sentimens, celui de l’honneur national et du devoir envers le pays, celui du dévoûment à nos fortes affections. Ainsi nous valons mieux aujourd’hui que nous ne valions hier ; le canon et le sang versé feront le reste.

Quant à cette foule moins cultivée, aussi jeune, aussi mobile, aussi nerveuse en ce temps qu’au moyen âge, elle a senti en elle un de ces grands sentimens qui l’agitent et la soulèvent parfois comme l’orage soulève la mer. Ces tempêtes-là sont les grands spectacles de l’histoire ; elles ne soufflent jamais sans que le cours des événemens humains ne soit arrêté ou changé. La raison n’y a qu’une part secondaire, la vérité y est mêlée d’erreurs, les grandes choses s’y trouvent sans cesse côte à côte avec le laid, quelquefois avec le mal, et cependant ces sentimens sont grands, et ils se rient dans leur ignorance de la science des calculateurs, de l’art des stratégistes, des raisonnemens des philosophes. Ces sentimens, la France les a éprouvés ; en quelques jours, elle n’a pu ni s’en défendre ni les arrêter, aujourd’hui ils la conduisent. Il a fallu quinze ans à l’Allemagne, foulée aux pieds par nos armées, pour se réveiller et nous repousser à la fin de l’empire ; il nous a fallu quelques heures pour nous lever en 1870. Pourtant l’Europe nous croyait perdus, les diplomates riaient de nos projets de défense, les généraux prussiens plaignaient ces fous qui voulaient combattre sans armée contre les règles, et voici que les princes eux-mêmes doivent avouer que nos efforts les effraient, que les vaincus lassent leurs vainqueurs, que la victoire incertaine hésite entre ses favoris d’hier et nos soldats improvisés. Que les philosophes allemands qui cherchent les lois de l’histoire ajoutent une page à leur livre : leurs lois sont vraies, mais contre ces lois et pour les renverser il peut se faire qu’une nation dépouillée de ses armées veuille continuer la lutte. Frappée de désastres inouïs, cette nation n’avoue pas qu’elle soit abattue ; sommée de se rendre parce que toute résistance paraît désormais impossible, elle répond que tout est à recommencer, et de fait elle n’est vraiment dangereuse à ses ennemis, véritablement forte et énergique qu’après ces désastres sans exemple. Ce qui a fait ce prodige, c’est le sentiment de l’honneur : l’honneur est sauf ; ce qu’il nous faut maintenant, c’est la victoire.

Albert Dumont.