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Je n’y croyais pas, je le confesse, non qu’il me parût téméraire de faire honneur à ces barbares d’une barbarie de plus ; mais je les savais habiles : je pensais que sur le terrain, en face de nos ouvrages, ils avaient dû rire, comme nous, de ces deux forts que M. de Bismarck se flattait de nous prendre en deux jours, qu’ils avaient au premier coup d’œil compris combien l’attaque à force ouverte serait pour eux peine perdue ; qu’un seul moyen, peu glorieux, le blocus prolongé, leur offrait quelque chance ; que dès lors mieux valait tirer parti de leur mécompte, se donner l’apparent mérite de la modération et pouvoir se vanter un jour, ce qui rendrait soit le succès plus insolent, soit l’insuccès plus tolérable, de n’avoir pas voulu nous foudroyer, de nous avoir fait grâce de leurs monstrueux canons. Ils m’ont désabusé, je dois dire, dès le 27 décembre au matin, en m’éveillant par l’affreux tintamarre que vous savez ; mais ce n’était encore que le plateau d’Avron et ses voisins les forts de l’est, ce n’était pas Paris qu’ils mitraillaient ainsi. Quelques-uns même allaient jusqu’à prétendre qu’ils en resteraient là, ou tout au moins qu’avant de jeter sur la ville la pluie de fer et de feu, ils se conformeraient à cet usage universel entre nations civilisées de dénoncer leur projet. C’était les mal connaître. Ils ne sont pas gens à prendre de tels soins. Tout brusquement, la nuit, comme des maraudeurs, après avoir pendant le jour fait feu sur les forts du sud, ils ont mis nos maisons en joue, nos maisons, nos églises, nos hôpitaux, nos ambulances, et aussi loin qu’ils pouvaient atteindre ils ont lancé leurs engins, Cette façon de frapper au hasard, d’assommer les gens dans leur lit, de s’attaquer aux impotens et aux malades, de tuer les femmes, les enfants, les vieillards, tout ce qu’il y a dans une ville de moins guerrier, de moins valide, de plus inoffensif, c’est une atrocité qui répugne à l’esprit militaire, qui flétrirait même la gloire, et qu’il faudra rayer du code des nations dès que l’Europe échappera, ce qui ne peut tarder, j’espère, au danger de devenir prussienne. En attendant, ils s’en donnent à cœur joie : pourquoi ? que signifie cet accès de colère à la fois subit et tardif ? Chacun l’explique à sa guise : en voici peut-être le secret.

Vous avez lu, je pense, un long extrait de la Gazette de Silésie reproduit à Berlin le 2 janvier et à Paris le 10 dans le Journal officiel. Je ne sais pas un document plus instructif et plus révélateur, pas un qu’il faille méditer avec plus d’attention, dont chaque mot et chaque réticence renferme des aveux plus explicites ou de plus précieux enseignemens. C’est un plaidoyer à peu près officiel à l’adresse du public allemand, ou plutôt une consultation d’avocat et de médecin tout ensemble, car ce public est malade, il s’inquiète, il s’irrite, il a les nerfs troublés ; il se plaint qu’on l’ait trompé, qu’on ait compromis ses victoires en ne terminant pas la guerre au bon moment ; il en veut à ces hobereaux, à cette féodalité guerroyant, même à ce roi et à ces conseillers qui l’ont