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différens arts, il s’arrête à comparer une mauvaise pièce de Châteaubrun avec un des chefs-d’œuvre de Sophocle pour se donner le plaisir de s’écrier : « O le Français, à qui ont manqué absolument et l’intelligence pour comprendre et le cœur pour sentir de telles beautés ! » C’est surtout dans la Dramaturgie de Hambourg que Lessing fait au goût français une guerre à outrance. On sait l’origine de cet ouvrage. Les promoteurs de l’émancipation littéraire de l’Allemagne avaient compris de bonne heure que cette émancipation ne pouvait être assurée que par un théâtre national. Différentes tentatives avaient échoué, quand une entreprise qui semblait offrir des chances plus sérieuses de succès s’annonça en 1767 à Hambourg. Lessing fut appelé pour rendre compte des représentations et appeler sur elles l’attention sympathique de l’Allemagne tout entière. La réunion de ses feuilletons dramatiques, comme nous dirions aujourd’hui, a formé la Dramaturgie. Le théâtre de Hambourg, dans la pensée des fondateurs, faisait appel aux pièces allemandes : elles ne vinrent pas, ou furent médiocrement goûtées du public. Il fallut se rabattre sur les seuls ouvrages qui, en Allemagne comme dans le reste de l’Europe, fussent en possession de plaire : au lieu de signaler à ses compatriotes des chefs-d’œuvre nationaux, Lessing fut réduit presque toujours à critiquer des pièces françaises. Il n’y perdait rien pour le but qu’il poursuivait. La Dramaturgie lui fut une occasion pour attaquer le goût français sur le terrain où sa domination était le plus incontestée, dans l’art dramatique. Toujours partiales, ses critiques sont souvent très pénétrantes. Nous en avons profité comme les Allemands eux-mêmes. Lessing a été, depuis les dernières années du XVIIIe siècle, un de nos maîtres, nous l’avons reconnu sans mauvaise grâce et même avec une sorte d’empressement ; mais nous pouvons lui appliquer l’épithète du pédagogue d’Horace : plagosus Orbilius. Ses coups tombent sans ménagement sur tout notre théâtre classique ; ils n’épargnent pas plus un chef-d’œuvre de Corneille qu’une comédie de Sainte-Foix ou de Legrand. Si même son ton s’adoucit quelquefois, c’est à l’égard des écrivains de troisième ordre ; il n’en veut qu’à ceux qui règnent sur les théâtres de l’Allemagne comme sur ceux de la France, et avant tout au plus puissant, sinon au plus grand, à Voltaire. Ce n’est pas contre l’ambition de Louis XIV au XVIIe siècle, c’est contre la royauté de Voltaire au XVIIIe qu’un véritable cri d’indépendance a été poussé pour la première fois en Allemagne. Il semblait que le génie allemand ne pût se déployer en liberté qu’après avoir détrôné cet arbitre du goût, qui souhaitait aux Allemands plus d’esprit et moins de consonnes. Lessing revient sans cesse à la charge contre Voltaire ; quand il ne le critique pas comme