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Notre région de l’est avait gardé le souvenir de la dureté des Prussiens en 1814 et en 1815, et leurs envahissemens depuis quelques années avaient révolté tout ce qui a en France l’intelligence politique et le sentiment de la justice, mais nous avions contre eux du ressentiment plutôt que de la haine, et quant à l’Allemagne elle-même, elle n’avait pas cessé de nous être sympathique. Lorsque la guerre est devenue imminente et dans sa première période, quelques publicistes tapageurs et quelques serviteurs à gages de l’empire se sont donné la tâche, plus ridicule qu’efficace, de surexciter parmi nous les passions par des injures et des rodomontades à l’adresse de l’ennemi, qui n’était encore pour eux que le Prussien, non l’Allemand. Nul publiciste sérieux, nul de nos hommes d’état et de nos savans ne s’est associé à ces violences, qui n’ont eu aucune prise sur la masse de la nation. L’irritation n’est entrée dans nos cœurs qu’après nos premières défaites ; elle n’est devenue de la haine que lorsque la guerre après le désastre de Sedan et l’entrevue de Ferrières a changé de nature en devenant une agression directe, sans excuse, contre l’intégrité de notre territoire et les derniers restes de notre puissance. Et à ce moment encore la plupart des Français s’efforçaient de distinguer entre la Prusse et l’Allemagne ; il a fallu que tous les peuples allemands nous donnassent sous nos yeux des preuves multipliées de leur mauvais vouloir pour nous forcer à les comprendre dans nos justes sentimens d’indignation. Aujourd’hui l’œuvre est faite. Allemands du nord ou du midi, tous ont mérité notre inimitié.

Les uns pour être malfaisans
Et les autres pour être aux méchans complaisans.

Par malheur, cette haine subsistera, car elle est légitime. Ses causes nous seront longtemps présentes dans toutes les ruines que la guerre a faites, et, quand ces ruines seront réparées, nos souvenirs de deuil et d’humiliation, les récits que nous demanderont nos enfans, la place que tiendra dans l’histoire cette chute soudaine d’une grande nation dont l’honneur seul a été sauf, ne nous laisseront jamais oublier ce que nous avons souffert et à qui nous le devons. Notre patriotisme s’est réveillé avec nos premiers ressentimens ; il fera de toutes nos amertumes son constant aliment dans ses efforts pour nous relever, et il n’aura pas à en rougir. La haine, disent les philosophes, est fille de l’amour, et lorsqu’elle prend naissance dans l’amour de la patrie, elle est ennoblie par son origine. Le patriotisme serait plus pur sans doute, s’il n’était qu’amour, s’il se conciliait, sans s’énerver, avec cette charité du genre humain, caritas