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à devenir ce qu’Homère appelait avec son ingénuité de poète un pasteur des peuples. « Ce n’est point, écrivait encore Varnhagen le 17 mai 1848, seulement dans ces jours d’émeute qu’il a révélé sa morgue militaire, sa soif de représailles, son désir de faire battre le peuple par les soldats, son mépris pour les droits du citoyen, son ambition de consolider par une effusion de sang le principe d’autorité (Obergewalt). Ce langage a été perpétuellement le sien depuis des mois entiers. Il a parlé ainsi notamment à l’occasion des journées de février à Paris et à la nouvelle des mitraillades de Vienne. Cent fois l’écho de propos de ce genre est arrivé jusqu’à moi par le canal du comte de N… Cent fois j’en ai été froissé, et j’ai protesté contre de pareils sentimens. L’histoire bientôt rassemblera des preuves ; pour aujourd’hui on ne veut entendre que le cri des partis. »

Varnhagen avait bien jugé l’homme qui a fait bombarder Strasbourg et Paris ; mais il reprochait à l’armée et au gouvernement les mêmes défauts qu’au prince. « Le gouvernement prussien est une confrérie de bureaucrates qui ont joint au vœu de barbouillage celui d’obéissance et celui d’hypocrisie… La morgue militaire et nobiliaire est le mal qui nous ronge. Il faut voir les airs que se donnent ces beaux fils, officiers de la garde, comtes et barons… Plus de cœur, nul bon sens, nulle droiture, chez beaucoup même la bravoure laisse à désirer. Beaucoup de fanfaronnade et peu de réalité… Ils détestent le roi et vantent le prince de Prusse ; mais ils n’aiment pas davantage le prince et ne seraient pas éloignés de le renier aussi. Il faut que cette race disparaisse, Diese Race muss vertilgt werden ! »

Ce vœu n’était pas inspiré à Varnhagen seulement par la morgue des hobereaux ; c’était chez lui l’expression d’un ardent désir de délivrance pour son pays. Il avait remarqué qu’en Allemagne, immédiatement après toute grande guerre, l’aristocratie gagnait en puissance, que cela était arrivé après la guerre de trente ans, après celle de sept ans, après les guerres de délivrance contre Napoléon. À la suite de ces dernières, la domination des nobles avait aussitôt recommencé en Prusse, et depuis elle n’avait cessé de grandir. Le docteur Erhard, dit-il, racontait qu’un ivrogne, qui sortait en chancelant d’un cabaret de Berlin, s’écria en entendant le canon qui annonçait la prise de Paris en 1814 : « Vous entendez ! la guerre est finie, les nobles ont triomphé. » Erhard prétendait que ce drôle avait fait preuve du sens politique le plus profond. Aujourd’hui, à un demi-siècle de distance, Berlin entend encore des salves d’artillerie qui lui annoncent la reddition de Paris. Le peuple allemand tout entier devrait regretter cette heure au lieu de l’acclamer, s’il avait autant de bon sens que l’ivrogne de 1814, car