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pour aucune espèce de désordre. » Quelques excès commis de loin en loin par des militaires paraissent utiles, s’ils font envier aux simples citoyens de la Prusse l’impunité du soldat, plus encore s’ils le font redouter. À plus forte raison, en temps de guerre, un certain nombre d’exécutions calculées peuvent servir. Le triomphe de la discipline tant vantée des Prussiens, c’est de déchaîner méthodiquement ou de contenir à volonté les passions cruelles, les mauvais instincts, même l’oppression. Tout ce qui se fait systématiquement est chez eux scientifique et trouve des admirateurs.

Une accusation banale sans cesse renouvelée contre notre littérature, nos arts, notre langage, est celle de frivolité ; mais en Prusse on n’a pas l’air de se douter que le pédantisme. lui-même n’est qu’une forme prétentieuse et pesante de la frivolité. Aussi est-il sujet, comme elle, aux variations de la mode. Il n’y a pas longtemps que, dans la société des piétistes prussiens, il était de bon goût d’émailler de mots français la conversation et les correspondances, sans que personne parût s’apercevoir du singulier effet que produisait cette bigarrure. D’ailleurs on ne germanisait pas seulement ces mots de notre langue pour la prononciation et l’accent ; on les estropiait soit systématiquement, soit au hasard. Plus d’un Français en voyage a dû être étonné de se voir, dans tous les bons hôtels de Berlin, accueilli par un personnage galonné, armé d’une canne à pomme d’or, qui disait : Ich bin der Portier. Il a pu lire, non sans quelque surprise, en grosses lettres d’or sur la façade d’une caserne ces deux mots gauchement réunis : pompier-corps. J’ai copié aussi cette enseigne d’un perruquier : Rasir-Frisir, und haarschneide cabinet. Berlin est partout décoré d’échantillons de ce goût fantasque et de cette grammaire hybride. Ce qui est plus frappant encore, c’est que l’art militaire (disons, par une concession courtoise, la technique militaire) des Allemands ne parle guère que le français. La plupart des mots consacrés à cet art qui s’évertue à nous détruire nous sont empruntés. J’ai sous les yeux un paquet de lettres et de papiers recueillis sur des morts allemands après la bataille de Villiers-sur-Marne. Il s’y trouve plusieurs de ces cartes de correspondance que les feuilles d’outre-Rhin ont envoyées par milliers à leurs fils sous les armes. Elles portent toutes des indications imprimées qu’il ne reste qu’à compléter avec des noms et des chiffres. En tête on lit : Feldpost-correspondenz-karte (carte-correspondance de la poste de guerre). Plus bas se trouvent les mots. suivans, tous français : te armée-corps, — te division, et (infanterie ou cavalerie) regiment, — et compagnie, te batterie.

Mais depuis six mois la mode a bien changé. Il n’est plus patriotique de mêler du français à l’allemand. Des puristes d’un genre tout nouveau, des précieuses que Molière n’a pas prévues font au-