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CORRESPONDANCE.


AU DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.


Mon cher monsieur,

Puisque tout nous manquait à la fois, les armées de secours et les vivres, ce n’était plus un devoir, ce pouvait être un crime de prolonger la résistance. On ne joue pas avec la famine aux dépens de deux millions d’hommes ; il fallait donc que la lutte cessât. J’en ai le cœur meurtri. C’est un genre de douleur plus profond qu’aucune autre, et qui semble les comprendre toutes. Ce noble et cher pays, ne méritait-il pas d’être autrement payé de tant de sacrifices, de si vaillans efforts, de ces flots de sang si largement versé au nom du droit et de la patrie ? Paris debout, intact dans son armure de fer après un siège de cent trente-deux jours, après un mois d’odieux bombardement ; la France épuisée, hors d’haleine, enfantant tout à coup quatre grandes armées, n’était-ce pas deux prodiges qui semblaient nous promettre la joie bien achetée de chasser ces barbares et de leur donner notre sol pour tombeau ? Dieu ne l’a pas permis, il aura craint de nous livrer trop vite à un retour d’orgueil, et cette fois encore, la dernière, croyons-le, il nous a châtiés ; mais dans ce châtiment, quelque sévère qu’il soit, ne sentez-vous pas, à plus d’un signe, que sa rigueur se lasse et s’adoucit ? En nous frappant, il nous ménage, car il frappe aussi nos vainqueurs d’une prudence inattendue ; il veut qu’ils nous épargnent un révoltant spectacle, la plus cruelle peut-être des blessures, et nous permet ainsi, dans nos murailles restées vierges, de marcher tête haute sans bravades et sans provocations. Que Paris s’en rende témoignage, il a, pour sa défense, fait plus que son devoir ; il a surabondamment satisfait à l’honneur. L’Allemagne en convient, l’Europe en est émue, et bientôt le monde entier saura que sans la famine, cet auxiliaire qui donne le succès, mais exclut la victoire, les armées allemandes se seraient longtemps encore morfondues sous nos murs, et que peut-être avant deux mois, je ne crains pas de le dire, elles s’y seraient usées. Quel adoucissement sur les plaies de notre juste orgueil ! pour notre avenir quelle leçon ! hélas ! et quel sujet aussi de regret éternel ! Songez qu’entre le 4 et le 17 septembre la moindre prévoyance pouvait doubler nos approvisionnemens et du même coup sauver la France !

Ne récriminons pas ; chassons les regrets inutiles ; il est plus digne et plus viril de ne penser aux fautes que pour les réparer ou du moins pour apprendre à ne les plus commettre. Surtout ne laissons pas s’ébranler notre foi en nos propres efforts ; sachons ce que nous avons fait