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nos soldats établis en grande halte, les rangs mêlés, entre deux files de voitures de bagages sur la route, et pris en quelque sorte au milieu de ces carrioles de réquisition et de ces impedimenta de toute espèce. Qu’on s’imagine la situation d’une armée arrêtée ainsi et fusillée à l’improviste. Loin de la protéger, ces voitures, ces charrettes, ces chevaux qui piaffent ou tombent des deux côtés du chemin, ces paysans effarés qui lâchent les rênes et s’enfuient, tout la trouble, tout augmente le désordre. Au moment d’une agression soudaine, furieuse, nos soldats, campés sans ordre de bataille, comme au hasard, étaient, par l’impardonnable faute du général, à demi vaincus avant d’avoir pu combattre. Ils résistèrent pourtant. L’ennemi leur opposait des forces considérables, une armée entière contre un corps comparativement faible. Les Prussiens continuaient leur système d’écrasement. En toute sincérité, les soldats du général de Failly combattirent un contre six. Le soir, malgré leur courage, la bataille était perdue ; mais rien encore n’était définitivement compromis, et Mac-Mahon à la tombée de la nuit, envoyant de Carignan au général de Failly des renforts vigoureux, avait empêché que le nouvel échec du 5e corps ne se changeât en déroute.

La bataille devait recommencer le lendemain. L’ennemi comprenait qu’il ne fallait laisser aucun répit à ces troupes héroïques, mais épuisées et mal nourries, car ces soldats français, — on hésite à l’écrire, — mouraient de faim dans des villages français désertés, vides ou effrayés. L’ennemi, qui n’ignorait rien des difficultés auxquelles on se heurtait, redoublait d’audace. Après une journée de lutte, une nuit sans repos, nos soldats devaient combattre encore, et pour se soutenir ils avaient à peine mangé la soupe, bu quelque gorgée, ou dévoré, tout en marchant, un peu de pain.

La bataille de Carignan, plus terrible que le combat de Mouzon, fut aussi plus désastreuse ; c’est elle en réalité qui a décidé du sort de la campagne, et l’effroyable journée du lendemain ne fut vraiment que la suite de cette mêlée ardente où, plus qu’en aucun autre combat peut-être, la lutte devint une boucherie, lutte corps à corps et combat d’artillerie. L’ennemi, décimé par nos mitrailleuses, revenait sur nous à la charge avec une épouvantable furie. Il vainquit, on peut le dire, à prix de sang. Les eaux rougies de la Chiers traînaient des cadavres allemands. Sous le feu des obus, dans l’incendie de Carignan, Mac-Mahon retrouvait son énergie militaire, cet héroïsme sublime de Reischofen qui fait de lui, sinon un général éminent, du moins un admirable soldat. Contraint de céder une fois de plus devant le nombre, il abandonna Carignan après l’avoir intrépidement défendu, et, chef d’armée encore vaincu, il eut du moins cette consolation amère de laisser à l’ennemi un champ de bataille où les morts prussiens et bavarois se comp-