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progrès et atteignait le niveau le plus élevé. Nous nous imaginions être encore la première nation de l’Europe, nous nous représentions Paris comme le phare de l’humanité, quand les Allemands n’avaient déjà presque plus rien à nous envier. Or c’est cette diffusion des lumières chez la masse du peuple qui a valu à ceux-ci les succès qui nous accablent. Du courage, de la résolution, nous en avions autant qu’eux ; mais ils ont fait servir toutes leurs connaissances à doubler leurs forces. Cette parfaite intelligence de la topographie, de la castramétation, cette étude exacte de la stratégie, cette ingénieuse intervention de la chimie et de la mécanique dans le perfectionnement des armes et des engins, cet emploi des procédés de la physique pour la transmission des ordres ou l’exploration à distance des lieux, cette attention apportée aux moindres détails, tout cela n’est-il pas l’œuvre du travail, de la science, et le produit de l’application que les Allemands mettent à tout ce qu’ils font ? Sur ce terrain, nous ne les avons suivis que de loin. Jamais, hélas ! on n’avait porté tant d’intelligence dans l’art de donner la mort, de répandre la désolation et la ruine. Tandis que nous en étions encore aux vieux procédés d’une tactique percée à jour, que nous attendions tout de la bravoure du soldat, nos ennemis calculaient à l’avance leurs coups, imaginaient une façon de se couvrir qui paralysait notre élan, et faisaient en un instant affluer des masses d’hommes là où à égalité de contingent nous eussions eu peut-être l’avantage.

Ainsi, par un excès de confiance en nous-mêmes, par l’insuffisance de notre travail et de nos études, nous avons attiré sur nous les plus grands désastres qui aient jamais attristé nos annales ; nous avons ouvert notre territoire à des gens qui ne désirent rien tant que de s’y établir. Que nos fautes récentes nous profitent au moins dans l’avenir ; défions-nous de cette vanité qui nous fait dédaigner ce qu’on exécute de bon à l’étranger et nous abuse sur notre propre valeur, — de cette légèreté qui nous aveugle sur les dangers dont nous étions environnés, — de cette inconstance qui nous a fait traverser six ou sept révolutions en moins d’un siècle : sinon l’invasion germanique reprendra sa marche à la première occasion favorable, comme autrefois les barbares poursuivaient la leur à la nouvelle de chaque catastrophe qui avait ébranlé la puissance romaine. Si nous ne sentons pas l’impérieuse nécessité de nous corriger, si nous perdons le temps en agitations stériles, en discussions vaines où l’on admire plus le beau langage que l’on n’estime la solidité des raisonnemens, si une fois délivrés des Prussiens nous donnons le spectacle des discordes civiles, si nous bouleversons toutes nos institutions sans rien édifier de durable, si nous nous repaissons d’utopies misérables au lieu d’aborder les questions par le côté pratique, si