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royaume de Prusse. Aujourd’hui ce sang coule dans les veines de la haute et de la basse bourgeoisie, de la grande et de la petite noblesse. À bien chercher, on trouverait sans doute que la majorité des individus composant les classes dirigeantes de la nation en a reçu sa part d’une manière directe ou indirecte.

Cette communauté de race ne nous a pas créé de sympathies en Prusse, au contraire. Purs ou métis, ces descendans des réfugiés de l’édit de Nantes sont tout aussi Prussiens de cœur et de sentimens que leurs compatriotes d’origine slave, finnoise ou germanique. Ils l’ont prouvé lors des invasions de Napoléon et de la guerre de l’indépendance ; ils l’ont hautement proclamé au début de la guerre actuelle par la voix de quelques-uns de leurs représentans les plus distingués. La France doit souffrir en trouvant en eux des ennemis ; mais, il faut bien l’avouer, elle n’a pas le droit de leur en faire un reproche. Jadis, à de bien rares exceptions près, elle s’associa tout entière à la grande faute, au grand crime de Louis XIV ; elle chassa les protestans par des raffinemens de persécution et de cruauté que n’avaient pas inventés les bourreaux de la Rome païenne : elle les rencontra bientôt sur les champs de bataille, elle y retrouve aujourd’hui leurs descendans. Ce ne sont certainement pas les moins redoutables parmi nos adversaires, et dans ces anathèmes que la Prusse piétiste lance contre la France catholique il y a sans nul doute un écho lointain de nos vieilles guerres de religion.

Malgré leurs trop justes ressentimens, les Français de Prusse conservèrent la langue de la mère-patrie, et la répandirent partout. La partialité intéressée de Frédéric II leur vint en aide à ce point de vue. Le français remplaça le latin à l’Académie de Berlin ; il pénétra jusque dans les provinces les plus reculées avec les arts, les industries, les méthodes agricoles nouvelles. Un moment, on put croire que cette conquête pacifique irait jusqu’au bout, et que l’allemand subirait le sort qu’il avait fait subir à d’autres idiomes ; mais une vive réaction, qui avait sa source dans des sentimens que nous ne saurions blâmer, rendit bientôt la supériorité à la langue nationale. Les guerres de l’empire favorisèrent encore ce mouvement. Les descendans des réfugiés tendirent de plus en plus à se confondre avec la population qui avait accueilli leurs ancêtres ; tous ils joignirent la langue du pays à celle qu’ils tenaient de leurs pères. Jusqu’en 1819, Berlin possédait sept églises où le culte se célébrait exclusivement en français. À partir de cette année, on y prêcha alternativement en français et en allemand ; c’est seulement à partir de 1830 que l’allemand prévalut. Toutefois la tradition de notre langue n’est pas encore perdue dans les familles, et par là s’explique un fait qui a bien eu son importance dans la guerre actuelle.