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gons, le père, qui est frère du roi, commande en chef la cavalerie de l’armée. Il vit la plupart du temps près de Dresde, quasi solitaire, dans un château somptueux rempli d’objets d’art. Le prince Albrecht avait épousé la princesse Marianne des Pays-Bas. Il a divorcé. On lui fait en Prusse la réputation d’un gentleman amateur des choses de l’esprit, et il offre, autant par l’aspect de sa personne que par son caractère, un contraste frappant avec le roi Guillaume. Grand, sec, maigre, les traits fins et fatigués, une moustache frisée sur des lèvres légèrement ironiques, d’une distinction native un peu raide, à l’anglaise, qui le prendrait pour le frère de ce rouge et gras vieillard toujours botté, éperonné, prêt à toutes les fatigues, et qui se repose d’une revue par le spectacle affreux d’un champ de bataille ?

C’est devant le prince Albrecht qu’on nous conduisait. Le prince déjeunait avec son état-major dans la grande salle du Cheval blanc. Autour de deux tables parallèles, les officiers, vêtus de ces uniformes corrects, élégans sans parure, si différens de nos casaques brodées et chamarrées, prenaient le café et causaient. Le prince, sur un tabouret, tenait le haut de la table de gauche, et roulait près de la fenêtre une cigarette entre ses doigts. Les officiers, assis sur des bancs, s’écartèrent pour nous laisser une place auprès du prince. Celui-ci, doucement, sans autre accent qu’une certaine intonation méridionale, nous interrogea, s’enquit du lieu d’où nous venions, de nos projets, de l’endroit où nous voulions aller. — Je ne crois pas après tout, dit-il quand nous eûmes fini, qu’il soit nécessaire de vous retenir. On vous donnera tout à l’heure un laisser-passer à mon état-major. D’ailleurs je ne sais pas si nous sommes encore en guerre, — ajouta-t-il avec un sourire. Et comme nous témoignions quelque surprise de ces paroles, — Napoléon est prisonnier, reprit-il en tirant une bouffée de sa cigarette ; l’empereur s’est rendu. — Oui, me dit un colonel qui se trouvait près de moi, il nous a envoyé une épée qui n’est point celle de François Ier, mais on prend ce qu’on trouve.

Combien le désastre était plus grand que nous ne le supposions ! Quel dénomment inattendu ! Il nous fallut connaître tous les détails de la reddition. Sedan allait être bombardé ; nos troupes, entassées dans les rues de la ville, auraient eu pour sortir à passer sous une pluie de fer. Nul sans doute n’eût hésité à tenter cet effort suprême, et, ne pouvant vaincre, à chercher du moins à mourir, lorsque l’empereur avait envoyé son épée au roi Guillaume. Le rude soldat, refusant l’épée, avait exigé que Napoléon lui-même se constituât prisonnier, et celui qui avait gouverné la France était, avec quelques officiers de sa suite, détenu à cette heure à Vanderesse, au quartier-général du roi de Prusse ! Ce n’était pas la seule nou-