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dans un an, dans deux ans. Parbleu ! nous savons que l’idée de revanche ne sortira pas de vos préoccupations. Aussi ne voulons-nous pas que nos sacrifices aient été stériles, et faut-il nous assurer nous-mêmes contre vous. — Ici reparaissaient les paradoxes allemands, les revendications ridiculement iniques que nous avons retrouvées depuis dans les circulaires de M. de Bismarck. Il s’agissait de restituer à la patrie allemande ce que l’injustice et la force lui avaient enlevé jadis, au temps de Louis XIV ; il fallait venger le Palitinat incendié, il fallait se garantir contre toute agression nouvelle par l’annexion de l’Alsace et même de la Lorraine, il fallait enfin réduire à l’impuissance « l’ennemi séculaire de l’Allemagne. » Nous sommes maintenant habitués à ces redites ; mais avec quelle stupéfaction, instruits que nous sommes à respecter le droit des gens et la volonté des peuples, avec quel étonnement douloureux nous rencontrions dans ces hommes ces sentimens d’une autre époque, les argumens de cette odieuse politique de la force, — anachronisme sanglant qu’un hobereau du moyen âge prétend imposer au XIXe siècle ! C’est que, tandis qu’on oubliait peu à peu en France, dans la conception d’un idéal de fraternité humaine, les vieux souvenirs de guerre et de conquête, les Allemands au contraire attisaient toujours comme un feu sacré la haine contre les Français. Leurs poètes, leurs artistes, ont entretenu toujours la mémoire des discordes d’autrefois. L’Allemagne n’a jamais cessé de fêter les anniversaires de ses victoires sur la France. Les disciples de Kœrner et de Rückert ont toujours ciselé, comme autant d’épées dirigées contre nous, de nouveaux sonnets cuirassés. La flamme, qui couvait éternelle, se réveillait menaçante à de certaines heures, et l’on ne peut lire sans amertume aujourd’hui les vers qu’un homonyme du vieux Arndt lança sur l’Allemagne au moment où notre armée battait à Magenta et à Solferino les soldats de l’Autriche, alors membre de la confédération germanique. En des jours où nous n’avions que des sentimens sympathiques pour l’Allemagne, en 1859, l’Allemagne répétait déjà ou plutôt répétait encore ce refrain farouche : « Au Rhin ! au Rhin ! Que l’Allemagne tout entière déborde sur la France ! »

Vainement, tandis que ces officiers parlaient, nous essayâmes de combattre par le raisonnement et par l’histoire leurs visées ambitieuses. L’entretien du reste était irritant. Un incident inattendu le fit heureusement cesser. La porte de la salle s’ouvrit, et un vieux colonel d’infanterie prussienne, tête chenue, moustache et favoris gris, entra, tenant par la main un grand jeune homme d’une vingtaine d’années, blond, imberbe, vêtu d’un uniforme vert à galons d’or, et qui était blessé au bras. Le jeune officier jeta sur nous un regard curieux, et, lorsque ses yeux bleus s’arrêtèrent sur le prince