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pire russe. Au lieu de neutraliser la Mer-Noire, au lieu de la fermer aux navires de guerre de toutes les nations, y compris ceux des nations riveraines, pourquoi ne pas l’ouvrir au contraire à tous les pavillons du globe ? Si les flottes russes et turques ont seules le droit de franchir les Dardanelles, Constantinople est en péril, nous dit-on. On l’a bien vu, il y a seize ans, au lendemain du désastre de Sinope ; il n’en est plus de même si les amiraux anglais et français ont la faculté de venir, au premier signe de danger, se ranger à côté de l’escadre ottomane. Bien loin que le pavillon russe soit une cause d’effroi dans la Méditerranée, les vaisseaux du tsar seraient, en cas de guerre, à la merci de leurs ennemis. Le sultan, qui sera toujours le maître des détroits par la force de sa situation, n’aura garde de refuser l’entrée de la Mer-Noire aux flottes de ses alliés, tandis qu’il pourra toujours, les hostilités étant déclarées, s’opposer à ce que les vaisseaux ennemis rallient leur port d’attache.

Il est assez singulier que l’on veuille aujourd’hui faire reposer la paix de l’Orient sur de si fragiles illusions. On hésiterait sans doute à nous dire que les diplomates réunis au congrès de Paris en 1856 n’ont pas eu le talent d’inventer cette solution lumineuse ; mais, s’ils y ont pensé et s’ils ne l’ont pas jugée digne d’être prise en considération, c’est donc qu’elle était insuffisante à leurs yeux, car il nous répugne d’admettre qu’ils l’aient repoussée par le seul motif qu’elle aurait épargné une humiliation à la Russie. Ce n’est pas tout. Les puissances occidentales doivent prévoir qu’elles auront peut-être un jour à défendre la Turquie contre elle-même ; que deviendrait en effet la vertu de cette nouvelle convention le jour où le tsar et le sultan s’uniraient contre l’Angleterre et la France ? Danger impossible ! s’écriera-t-on. C’est probable ; mais au moins l’état de choses actuel remédie même à ce danger improbable. Et puis enfin il faut bien dire encore que tout état maritime exerce sa souveraineté sur les eaux qui baignent ses rivages, qu’à ce titre le sultan est maître, jusqu’à convention contraire, d’interdire, s’il lui plaît, le passage des Dardanelles à un pavillon de guerre étranger, de même que la reine d’Angleterre serait libre d’interdire l’entrée de la Tyne ou de la Tamise. Lui demander au nom de l’Europe assemblée en congrès de renoncer à son droit régalien pour être agréable à un ennemi séculaire, en vérité c’est faire bon marché de la dignité d’un souverain que l’on a la bonne intention de protéger. Disons-le franchement, ce n’est là qu’un expédient pour sortir d’une situation mauvaise dont la guerre est la seule issue honorable. On verra bientôt au surplus que l’Angleterre observe la même politique embarrassée avec la Prusse, ou, si l’on aime mieux, avec l’Allemagne.

H. Blerzy.