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néral de Versailles pour y porter au roi Guillaume les félicitations du gouvernement anglais à l’occasion du nouveau titre d’empereur que les souverains allemands n’osaient plus refuser au chef de leur confédération. Que va dire le représentant de la reine Victoria ? Il demande des explications catégoriques sur cette violation flagrante du droit des gens. La réponse de M. de Bismarck mérite d’être enregistrée. Il regrette sincèrement que les troupes allemandes aient été obligées de saisir des navires britanniques pour détourner un danger imminent ; il admet les réclamations pour indemnités. Quant à reconnaître que le général von Gœben est blâmable d’avoir enfreint les droits des neutres, il n’en est pas question. On paie la valeur des navires, mais on n’a pas un mot de reproche pour l’auteur de l’attentat. Le pavillon britannique n’a pas été respecté, c’est vrai ; une indemnité pécuniaire suffit à réparer le dommage.

Qui s’étonnera maintenant de ce que rapportait le Times, il y a peu de jours, qu’à Berlin, comme à Versailles, le sujet favori de conversation est l’invasion de l’Angleterre, les moyens de l’accomplir et les chances de réussite qu’elle présente ? Les Allemands ne sont qu’à moitié triomphans d’avoir battu les armées françaises : ils savent trop bien que le succès est dû pour une bonne part aux circonstances politiques, à la complicité morale d’un régime qui avait énervé le soldat autant que le citoyen ; mais franchir la Manche, envahir la Grande-Bretagne, ce que n’a pu faire Napoléon Ier au faîte de la puissance, voilà ce qui flatterait leur amour-propre national ! Après six mois de combats incessans, ils ne se demandent plus si la guerre contre l’Angleterre serait juste ou injuste, si l’agression contre une puissance amie serait motivée par un prétexte plausible. L’un des plus déplorables effets d’une longue guerre est d’émousser les notions élémentaires de droit et d’équité. La seule préoccupation est de savoir si l’invasion est possible et par quel mode elle s’effectuerait. Les Anglais possèdent une flotte magnifique qui est maîtresse de la mer, mais on a confiance dans l’habileté des généraux auxquels on obéit ; on se dit qu’ils ont rencontré en France des obstacles qui, pour être d’une autre nature, n’étaient pas moins effrayans, et qu’après tout la traversée du Pas-de-Calais est la seule difficulté à vaincre, car, une fois le détroit franchi, les troupes anglaises faibles, mal armées, ne méritent pas d’entrer en compte. On se dit enfin que les îles britanniques ont encore moins de fortifications que de soldats, que les comtés de Kent et d’Essex fourniraient de plantureuses réquisitions à une armée triomphante, que Londres n’est qu’à quatre jours de marche de la mer et regorge de richesses. Tels sont les rêves et les espérances que des chefs ambitieux suggèrent facilement à des soldats surexcités par six mois d’une lutte sans trêve ni merci.