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plus cruelles et chaque jour plus douloureusement ressenties ? Plusieurs, et des plus éminens, ont eu ainsi leur fin hâtée par ces tortures morales devenues complices de la maladie, et en accélérant les ravages à mesure que les événemens se précipitaient. Il y a quelques semaines, c’était le statuaire auquel on doit, entre autres productions remarquables, cette charmante figure du Faune au chevreau, conservée aujourd’hui au musée de Montpellier, et l’une des meilleures œuvres de la sculpture contemporaine : c’était M. Gumery que la mort venait frapper, mort bien prévue par lui et courageusement attendue, mais profondément regrettable pour notre école, que M. Gumery n’honorait pas seulement par son talent. Avec lui disparaît un salutaire exemple, celui d’une existence sans démenti, d’une carrière opiniâtrement laborieuse malgré des infirmités précoces, d’un caractère enfin au niveau des facultés de l’intelligence, ferme sans raideur, probe jusqu’au scrupule dans la pratique de la vie, aussi bien que dans l’exercice de l’art.

La probité, l’intraitable énergie de la conscience devant tous les devoirs imposés à l’homme et à l’artiste, n’est-ce pas également ce dont la vie entière de M. Duban offre un bel exemple, ou plutôt le modèle accompli ? Cette existence si fièrement honnête jusqu’à la fin, les travaux qui l’ont signalée, les enseignemens qu’elle nous lègue, ne sauraient être ici résumés en quelques mots, et, pour en apprécier l’ensemble avec toute l’attention que le sujet commande, il convient d’attendre une occasion moins fortuite et des jours moins troublés. Qu’il nous soit permis seulement, en enregistrant aujourd’hui la mort du chef de notre école d’architecture, de mêler ce grand deuil au souvenir de nos afflictions et de nos calamités nationales. Nul du reste ne les avait ressenties dès le commencement de la guerre plus vivement que M. Duban ; nul n’avait suivi les progrès de l’ennemi sur notre sol avec plus d’indignation patriotique et d’anxiété, et lorsque, même avant nos derniers revers, il essayait de dompter le mal qui l’envahissait, son âme avait trop souffert déjà, trop dévoré de chagrins et de larmes, pour soutenir la lutte plus longtemps : quelques jours de maladie suffirent pour le tuer.

Ainsi, dans la fatale succession des événemens qui, sans réussir à décourager le pays, y anéantissaient tour à tour tous les moyens de résistance, dans ce lamentable naufrage où la fortune de la France semblait près de s’engloutir, les artistes n’ont été ni les moins hardis là où il s’agissait d’affronter directement le péril, ni les moins éprouvés, les moins cruellement frappés à distance. Et, comme s’il fallait que le sang d’un des plus jeunes, des plus généreux, consacrât à la fois la mémoire de leur dévoûment et l’heure des tentatives suprêmes, c’était dans le dernier combat livré aux portes de Paris, c’était peut-être sous la dernière décharge des fusils prussiens que tombait Henri Regnault, le peintre déjà célèbre de Juan Prim et de Salomé ; il tombait à vingt-sept ans, loin d’un père dont il était l’orgueil et que la guerre