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mois, comme d’autres vont dans la belle saison habiter Fontainebleau.

Ne regrettons pas au surplus pour le talent de Regnault ces pertes de temps apparentes et ces mœurs nomades, quelque peu conforme que le tout puisse être aux coutumes et aux devoirs d’un pensionnaire de l’Académie de France à Rome. Si Regnault avait plus continûment demeuré à la Villa Médicis, il aurait sans doute accru le nombre des travaux qui devaient lui survivre ; mais ces témoignages de son assiduité ne seraient peut-être pas, sous d’autres rapports, aussi éloquens, aussi décisifs que le sont aujourd’hui les résultats de ses recherches lointaines et de ses courses précipitées. C’est à ses voyages en Espagne et au Maroc, c’est à l’influence exercée sur lui à Madrid par les œuvres de Velasquez et de Goya, en Afrique par le spectacle des hommes et des choses d’un autre climat, qu’il a dû de savoir se connaître, d’approprier exactement ses entreprises à ses forces, et de produire sans hésitation, coup sur coup, des œuvres dont la moindre suffirait pour caractériser ses aspirations et donner la mesure de son habileté. Sans les enseignemens, sans les encouragemens tout au moins puisés dans les musées ou dans les palais espagnols, le peintre de Juan Prim aurait-il conçu et exécuté ce brillant portrait avec autant de verve et d’ampleur ? Aurait-il osé aussi franchement jeter quelques vifs accens de couleur au milieu d’un ensemble de tons gris ou bleuâtres, et subordonner, sacrifier même, comme il l’a fait, les formes de détail à l’aspect général ? Pour ne citer que le plus renommé de ses ouvrages, croit-on que la figure d’almée exposée sous le titre de Salomé au dernier Salon aurait offert ce mélange singulier de grâce sauvage et de raffinement pittoresque, si l’artiste ne s’était préparé à sa tâche par l’étude sur place des mœurs et de la civilisation mauresques ? Le modèle, je le sais, a été trouvé dans les rues de Rome, et c’est à Rome aussi que le tableau a été peint ; mais l’extrême délicatesse avec laquelle les nuances les plus subtiles sont associées aux couleurs les plus violentes, on dirait presque les plus acides, ces combinaisons d’une harmonie à la fois audacieuse et exquise, l’éclat de ces étoffes et de ces chairs qu’inonde une lumière éblouissante, tout cela n’est-il pas un souvenir fidèle de ce que Regnault avait vu, de ce qu’il avait appris sous le soleil de Tanger en visitant les bazars de la ville ?

Nous n’avons pas d’ailleurs à signaler la valeur d’un tableau présent à toutes les mémoires, d’une œuvre d’élite dont, il y a quelques mois à peine, la critique saluait l’apparition avec une joie déjà légitime, et que tant d’espérances semblaient achever de justifier[1]. Il serait superflu de rappeler les élégances du coloris, les finesses dans le dessin et dans le modelé qui font de la Salomé un des morceaux de peinture les plus intéressans, les plus ingénieusement vraisemblables qu’ait

  1. Voyez dans la Revue du 1er juin 1870, le Salon de 1870.