Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chaque officier de cette belle armée, orgueil du nouvel empire prussien, est un industriel de grande route qui emballe des pianos et des pendules à l’adresse de sa famille attendrie !

Ce sont des représailles, disent-ils, c’est ainsi que nous avons agi chez eux ; nous y avons mis moins d’ordre, de prévoyance et de cynisme, voilà tout. — C’est déjà quelque chose, mais nous n’en avons pas moins à rougir d’avoir été hommes de guerre à ce point-là. Si quelque chose peut nous réhabiliter, c’est de ne plus l’être, c’est de ne plus savoir obéir à la fantaisie belliqueuse de nos princes. Nous avons encore l’élan du courage, la folie des armes, la tradition des charges à la baïonnette. Nous savons encore faire beaucoup de mal quand on nous touche ; nous pourrions dire aux Allemands : Supprimons les canons, prenez-nous corps à corps, et vous verrez ! Mais vous ne vous y risquez plus, vous reculez devant l’arme des braves, vous avez vos machines, et nous ne les avons pas ; nous faisons la guerre selon l’inspiration du point d’honneur, nous ne sommes pas capables de nous y préparer pendant vingt ans ; nous sommes si incapables de haïr ! On nous surprend comme des enfans sans rancune qui dorment la nuit parce qu’ils ont besoin d’oublier la colère du combat. Nous tombons dans tous les pièges ; notre insouciance, notre manque de prévision, nos désastres, vous ne les comprenez pas ! Vous les comprendrez plus tard, quand vous aurez effacé la tache de vos victoires par le remords de les avoir remportées. Vous pénétrerez un jour l’énigme de notre destinée, quand vous passerez à votre tour par le martyre qu’il faut subir pour devenir des hommes. Nous ne le sommes pas encore, nous qui, depuis un siècle, souffrons tous les maux des révolutions ; mais voici que, grâce à vous, nous allons le devenir plus vite, et vous rougirez alors d’avoir porté la main sur la grande victime ! Encore un siècle, et vous serez honteux d’avoir servi de marchepied à l’ambition personnelle. Vous direz de vous-mêmes ce que nous disons de notre passé : la folie du génie militaire nous a déchaînés sur l’Europe, et nous avons été asservis. Nous avons, de nos propres mains, creusé les abîmes, et nous y sommes tombés.

Mais nous nous relèverons avant toi, fière Allemagne ! Dût cette guerre, pour laquelle évidemment nous ne sommes pas prêts, aboutir à un désastre matériel immense, nos cœurs s’y retremperont, et plus que jamais nous aurons soif de dignité, de lumière et de justice. Elle nous laissera sans doute irrités et troublés ; les questions politiques et sociales s’agiteront peut-être tumultueusement encore. C’est précisément en cela que nous vous serons supérieurs, sujets obéissans, militaires accomplis ! et que cette âme française éprise d’idéal, luttant pour lui jusque sous l’écrasement du fait, offrira au monde un spectacle que vous ne sauriez comprendre aujourd’hui,