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flattais de surprendre l’éclosion d’une primevère connue de moi seule. — Je me souviens d’avoir eu de saintes colères en trouvant bouleversés par des enfans certains recoins que j’espérais conserver vierges de dégâts. Je m’indignais contre l’esprit de dévastation de l’enfance. Pauvres enfans, quelle calomnie ! — Et à présent ce charmant pays est sans doute ravagé de fond en comble, puisque Morère… Mon fils me trouve navrée et me dit qu’il ne faut rien croire de ce qui s’imprime à l’heure qu’il est ; il a peut-être raison !

Samedi 22 octobre.

Promenade aux Couperies et au gué de Roche avec ma belle-fille et nos deux petites ; elles font plus d’une lieue à pied. Le temps est délicieux, ce ravin est fin et mignon. La rivière s’y encaisse le long d’une coupure à pic, les arbres de la rive apportent leurs têtes au rez du sentier que nous suivons. On tient la main des petites, qui voudraient bien, que nous devrions bien laisser marcher seules. Dans mon enfance, on nous disait : Marche, et nous risquions de rouler en bas. Nous ne roulions pas et nous n’avons pas connu le vertige ; mais je n’ai pas le même courage pour ces chers êtres qui ont pris une si grande place dans notre vie. On aime à présent les enfans comme on ne les aimait pas autrefois. On s’en occupe sans cesse, on les met dans tout avec soi à toute heure, on n’a d’autre souci que de les rendre heureux. C’est sans doute encore une supériorité des Prussiens sur nous d’être durs à leurs petits comme à eux-mêmes. Les loups sont plus durs encore, supérieurs par conséquent aux races militaires et conquérantes. J’avoue pourtant qu’à certains égards nous avons pris en France la puérilité pour la tendresse, et que nous tendions trop à nous efféminer. Notre sensibilité morale a trop réagi sur le physique. Messieurs les Prussiens vont nous corriger pour quelque temps d’avoir été heureux, doux, aimables. Nous organiserons des armées citoyennes, nous apprendrons l’exercice à nos petits garçons, nous trouverons bon que nos jeunes gens soient tous soldats au besoin, qu’ils sachent faire des étapes et coucher sur la dure, obéir et commander. Ils y gagneront, pourvu qu’ils ne tombent pas dans le caporalisme, qui serait mortel à la nature particulière de leur intelligence, et qui va faire des vides profonds dans les intelligences prusso-allemandes. Pourtant ces choses-là ne s’improvisent pas dans la situation désespérée où nous sommes, et c’est avec un profond déchirement de cœur que je vois partir notre jeune monde, si frêle et si dorloté.

Ils partent, nos pauvres enfans ! ils veulent partir, ils ont raison. Ils avaient horreur de l’état militaire, ils songeaient à de tout autres professions ; mais ils valent tout autant par le cœur que ceux de 92, et à mesure que le danger approche, ils s’exaltent. Ceux qui étaient