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ne croit pas aux promesses ; il lui faut la liberté individuelle et la sécurité. Il se passe volontiers des secours et des encouragemens de la science ; il ne les repousse plus, mais il veut accomplir lui-même et avec lenteur son progrès relatif. Laissez-moi mon champ, dit-il, je ne vous demande rien. Nul n’est plus facile à gouverner, nul n’est plus impossible à persuader. Il veut avoir le droit de se tromper, même de se nuire ; il est têtu, étroit, probe et fier.

Son idéal, s’il en a un, c’est l’individualisme. Il le pousse à l’excès, et longtemps encore il en sera ainsi. Il est un obstacle vivant au progrès rapide, il le subira toujours plus qu’il ne le recevra ; mais ce qui est démontré le saisit. Qu’il voie bien fonctionner, il croit et fonctionne : rien sans cela. Je comprends que ce corps, qui est le nôtre, le corps physiologique de la France, gêne notre âme ardente ; mais, si nous nous crevons le ventre, il ne nous poussera pas pour cela des ailes. Il faut donc en prendre notre parti, il faut aimer et respecter le paysan quand même.

« Guenille, si l’on veut, ma guenille m’est chère. »

Nous devons à la brutalité de ses appétits la remarquable oblitération qui s’est faite, depuis vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous avons donc grand sujet de nous plaindre des immenses erreurs où l’esprit de bien-être et de conservation nous a fourvoyés. De là, chez ceux qui protestaient en vain contre ce courant troublé, un grand mépris, une sorte de haine douloureuse, une protestation que je vois grandir contre le suffrage universel. Je ne sais si je me trompe, la république nouvelle aimerait à l’ajourner indéfiniment, elle songerait même à le restreindre ; elle reviendrait à l’erreur funeste qui l’a laissée brisée et abandonnée après avoir provoqué le coup d’état ; pouvait-il trouver un meilleur prétexte ? Encore une fois, les républicains d’aujourd’hui n’ont-ils rien appris ? sont-ils donc les mêmes qu’à la veille de décembre ? Espérons qu’ils ne feront pas ce que je crains de voir tenter. Le suffrage universel est un géant, sans intelligence encore, mais c’est un géant. Il vous semble un bloc inerte que vous pouvez franchir avec de l’adresse et du courage. Non, c’est un obstacle de chair et de sang ; il porte en lui tous les germes d’avenir qui sont en vous. C’est quelque chose de précieux et d’irritant, de gênant et de sacré, comme est un enfant lourd et paresseux que l’on se voit forcé de porter jusqu’à ce qu’il sache ou veuille marcher. Le tuerez-vous pour vous débarrasser de lui ? Mais sa mort entraînerait la vôtre. Il est immortel comme la création, et on se tue soi-même en s’attaquant à la vie universelle. Puisqu’en le portant avec patience et résignation vous devez arriver à lui apprendre à marcher seul, sachez donc subir le châtiment de votre imprudence, vous qui l’avez voulu contraindre à marcher dès