Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/263

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

I.

Par un seul point de leur destinée, ces deux femmes se ressemblent. Elles ont été, chacune à son heure, les souveraines de l’esprit français. De quel prix cette royauté a été payée par Mme Roland et comme ce règne fut court, nous le savons ; mais en revanche comme ce triomphe éphémère fut brillant ! Si ces journées de popularité passèrent vite, quelles ivresses elles avaient apportées ! Plus calme et plus tempéré a été le rôle de Mme Du Deffand. Sa souveraineté s’étend sur un plus grand espace du siècle, mais c’est avec un bien moindre éclat.

L’instrument de cette double royauté, ce fut pour l’une et pour l’autre l’opinion, un pouvoir nouveau, pressenti et marqué déjà d’un trait vif par Pascal, mais dont l’avènement date du xviiie siècle, et qui naît dans la décomposition de tous les autres. Les historiens de ce siècle ont signalé les circonstances politiques et sociales qui favorisèrent en France le développement de ce pouvoir : la désorganisation des institutions, dont aucune ne garde cette foi en elle-même, principe unique de la stabilité ; la contradiction scandaleuse d’une monarchie absolue dans ses formes et dénuée de tout prestige, ne se prouvant plus à elle-même l’étendue de son autorité que par ses caprices ou par ses excès, usant sa puissance légale et, ce qui est plus grave, son autorité morale dans des alternatives d’arbitraire et de faiblesse. Ajoutez-y une aristocratie spirituelle et corrompue, héroïque encore à Fontenoy et sachant mourir quand il le fallait, mais ne sachant pas bien vivre, incapable de tourner au bien public ses loisirs ou ses richesses, la première à lancer l’épigramme sur les institutions auxquelles son existence est liée, applaudissant à toutes les entreprises de l’esprit nouveau par lequel elle va périr. Qu’y a-t-il encore pour soutenir ce chancelant édifice de l’ancien régime ? Des parlemens donnant l’exemple d’une opposition qui eût été fructueuse, si elle se fût rattachée à des principes, et qui fut stérile comme toute opposition sans idée de gouvernement et sans programme, — enfin une église mondaine, ayant comme une mauvaise honte du dogme, sécularisant de plus en plus son enseignement, faisant de la prédication un art tout laïque où le christianisme ne fait plus guère que la figure d’un système de philosophie morale. Partout se marque cet affaiblissement, cet affaissement des pouvoirs réguliers, auxquels on ne croit plus, et qui donnent le triste exemple de ne plus croire à eux-mêmes. Comme il n’y a plus de foi politique ni religieuse à laquelle