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crois pas. On court moins de risque d’être dupe, cela est vrai ; mais n’est-ce pas une autre manière d’être dupe que de l’être de sa propre finesse, et n’a-t-on pas vu souvent une pénétration excessive aboutir à ce triste résultat, un scepticisme absolu sur la sincérité ou la grandeur des motifs par lesquels s’honore la volonté de l’homme ? Cette faculté fatale de l’analyse à outrance, on la voit ainsi se retourner contre celui même qui aime à s’en servir. Que de ravagés ce mal de l’analyse perpétuelle, irrésistible, répand parmi certaines âmes ! Comme elle épuise vite le fond de la vie ! Comme elle en tarit les sources et en décolore les aspects ! Comme tout devient terne et froid sous sa mortelle atteinte ! Comme tout s’attriste et se dessèche en nous et autour de nous ! J’ajoute que rien n’est monotone comme l’esprit tout seul réduit à lui-même. Cela vibre, cela brille, mais de quel éclat peu varié ! On se fatigue vite de ce qui n’est qu’ingénieux ou brillant sans être autre chose, sans provoquer en nous quelque noble émotion, sans exciter quelque haute idée. L’esprit n’a vraiment tout son lustre, il ne produit tout son effet et son agrément que lorsqu’il s’emploie au service de quelque chose qui soit supérieur à lui, la vérité, l’humanité, la justice. Par lui-même, il ne peut nous donner ni une joie profonde ni un plaisir durable, — à peine une minute d’éblouissement qui laisse notre âme plus dénuée et plus pauvre qu’auparavant.

C’est la loi : on n’échappe au sentiment du néant humain que par les nobles affections qui étendent ou multiplient notre être en y associant quelque autre, soit par ce large et puissant amour de l’humanité qui nous tire hors de nous-mêmes, soit par les enthousiasmes de la science ou par les certitudes enchantées de la foi. Cela seul donne du prix à notre vie qui la ravit à elle-même par la grandeur de l’idée ou du sentiment. Le moi ne peut jouir légitimement de son être qu’à la condition de le transformer dans quelque chose de plus grand que lui. Admirable loi qui résume toute morale humaine et toute religion, qui à elle seule contient la formule du bonheur et de la dignité de l’homme ! — Cette loi violée nous explique tout ce qu’il y eut de lacunes et de vide dans l’existence de Mme Du Deffand. Au vrai, elle ne vécut que pour elle-même, ne cherchant son triste bonheur que dans les jouissances exagérées de l’esprit. À cette passion exclusive, elle n’en ajouta pas une autre qui pût en agrandir ou en varier le cours. Elle est le témoignage éclatant que l’esprit qui ne se nourrit que de lui-même est condamné à périr d’inanition.

L’amitié, on peut estimer ce qu’elle en pensait, si l’on se souvient du jugement qu’elle porte sur ses amis. Encore peut-on dire qu’il s’agit là d’amis du monde. Soit ; mais le président Hénault