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rence abstraction. Elle ne peut m’émouvoir et m’attacher par des liens si forts et si doux que si j’y vais une trame éternelle et vivante de pensées, de cœurs, de volontés libres, se déroulant à travers les siècles et reliée dans tous les élémens du divin tissu par l’unité du dessein qu’elle doit réaliser, l’œuvre du progrès par la lumière et la justice. Là est la source du sentiment social. Là seulement, dans l’union et la perpétuité des âmes immortelles et libres, est le foyer sacré de la justice et du droit, là seulement la raison suffisante de toute vertu et de tout dévoûment. Si l’homme n’est que la manifestation fortuite et passagère de forces purement physiques, donnant ou retirant la vie selon des lois mécaniques à un agrégat de molécules, j’ai beau faire, j’ai beau exciter ma sensibilité, mon imagination, tout languit, tout reste froid en moi. Je ne puis m’intéresser bien vivement à cette humanité à laquelle aucune espérance ne me rattache, avec laquelle je n’ai de commun que le supplice de la pensée dans la misère d’une destinée accidentelle, sans autre origine et sans autre issue que le néant incompréhensible. Et que l’on ne pense pas que je m’éloigne ici de mon sujet. Le malheur de Mme Du Deffand fut d’employer tout son esprit et rien que son esprit à orner sa vie. Elle en fut châtiée en ne s’intéressant à rien, ni aux personnes, ni aux choses, ni à elle-même.


II.

Quand on quitte Mme Du Deffand pour Mme Roland, on subit l’impression d’un saisissant contraste. Il semble qu’on passe d’un siècle à un autre, et pourtant c’est à peine si l’on franchit l’espace de quelques années. Il y avait treize ans que Mme Du Deffand était morte dans son fauteuil, a la voix éteinte et le cœur enveloppé, » lorsque Mme Roland, dans tout l’éclat de son rôle et de sa destinée, monta sur l’échafaud triomphante plutôt que victime. Quelle opposition de natures ! Tandis que chez Mme Du Deffand tout se tourne à l’analyse, et que la vie elle-même, dans le creuset subtil de son esprit, s’évapore en un nuage insaisissable, tout chez Mme Roland est action et passion, la passion, elle-même n’étant pour elle qu’une autre manière d’agir. Quelle force d’esprit il fallut pour écrire ces Mémoires, si l’on pense que chacune de ces pages, tracée avec cette précision du souvenir et cette mâle éloquence, est un larcin fait à la surveillance des geôliers, aux rigueurs de la prison, que dis-je ? à la terreur du lendemain, à l’incertitude de l’heure présente, à la certitude de l’échafaud. De temps en temps, elle suspend son récit pour noter au courant de la plume quelques-unes des circonstances