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seigneur vendait « sa terre et ses vilains, » il ne faut pas prendre prétexte pour déclamer contre un état social où les êtres humains auraient été achetés et vendus comme des troupeaux de bêtes. Nous devons songer au contraire qu’au moment de la vente d’un domaine il était conforme à l’intérêt des fermiers qu’ils fussent cédés en même temps que ce domaine ; cela ne signifiait qu’une chose, c’est qu’ils ne seraient pas séparés de la terre que leurs pères et eux avaient exploitée et améliorée par leur travail, et que, malgré la vente que faisait le seigneur, le bail originel se continuerait et serait respecté par le nouveau propriétaire. Ainsi ces expressions, qui nous paraissent aujourd’hui une injure à la dignité et à la liberté naturelle des cultivateurs, étaient précisément la formule qui garantissait leurs droits de jouissance héréditaire sur leurs tenures.

C’est se tromper étrangement sur tout l’état social de cette époque que de croire que le paysan fût à la merci de son seigneur, et qu’il rencontrât toujours en lui un tyran. Les relations entre eux étaient fixées d’une manière très précise et très minutieuse par un véritable contrat. Il est vrai que ce contrat n’était pas toujours écrit ; mais, pour être simplement oral et traditionnel, il n’en était pas moins inviolable. Ce que le moyen âge appelait la coutume avait plus d’autorité et plus de force que n’en eurent plus tard les contrats écrits, les chartes, les ordonnances et les constitutions. Les lois ne changent rapidement qu’à partir du temps où on commence à les écrire. Pour le paysan, aussi bien que pour le seigneur, il existait une justice. Cette justice, à la vérité, s’appelait dans le langage ordinaire la justice du seigneur, et il semblerait, à ne regarder que les mots et les apparences, qu’elle dût être absolument despotique et tout à fait contraire aux intérêts des paysans. Il faut regarder les choses de près.

D’abord le lieu où se rendait la justice du seigneur est digne de remarque. Ce n’était pas l’habitation du seigneur lui-même, ce n’était pas le château-fort. La justice était ordinairement rendue en plein air, sur une place, à la porte du château ou devant l’église. Ainsi le paysan qui était accusé ou qui portait plainte n’était pas contraint de pénétrer dans la sombre demeure du maître ; il restait à la lumière du soleil, sous les yeux de ses semblables. La place où se faisaient les jugemens n’était pas choisie arbitrairement par le seigneur ; cette place était marquée et fixée une fois pour toutes ; la plupart des arrêts qui nous été conservés portent qu’ils ont été rendus à l’endroit ordinaire, tantôt « auprès des chênes, » ici « sous les ormes, » là « sous le grand tilleul. » Cette place était quelquefois close par une haie, et s’appelait la cour (curlis, curia). Elle était en tout cas un lieu sacré, une sorte de sanctuaire, et consti-