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bientôt égal en nombre à sa population, le tint en respect par une réserve significative, en opposant à ses avances une froideur non démentie. Elle lui disputa tout ce qui lui pouvait être arraché, surveillant ses mouvemens, épiant ses embarras, prêtant l’oreille, malgré la police allemande, au bruit de nos lointains succès d’Orléans, de Coulmiers, de Champigny, et, dans la nuit profonde qui l’enveloppait, gardant au cœur l’espoir, non interdit alors, de la victoire et de la délivrance. Parmi les tristesses d’une occupation prolongée, il n’en est pas de plus amère sans contredit pour un peuple intelligent et fier que de se voir tout à coup séquestré du monde entier, plongé dans l’ignorance et dans l’impuissance, arraché à la lutte, exclu du spectacle des événemens où sa destinée se joue, réduit à consulter pour moniteur le bulletin affiché des victoires ennemies, à lire son sort écrit dans le style et par la main sanglante de l’étranger. Pendant deux mois entiers, novembre et décembre, ce fut notre situation.

Soyons justes cependant envers nos geôliers. Nombre de villes en ont connu de plus barbares encore, et peut-être ceux-ci n’ont-ils ni épuisé tous les sévices qu’ils tenaient en réserve, ni rempli leurs instructions. Dans l’avalanche d’Allemands qui s’est précipitée sur la France, il m’a semblé que les moins étrangers à la civilisation et à l’humanité, en un mot les moins Prussiens, c’étaient les Badois, qui formaient en Bourgogne la grande majorité du corps d’armée commandé par Werder. On peut nous en croire, nous sommes devenus experts en fait de procédés ennemis ; nous avons eu le temps d’apprécier les différences et de mesurer le degré d’arbitraire et d’injustice que comportent, suivant l’humeur du conquérant, les brutalités de la conquête. Qu’on m’entende bien. Tout est relatif ; je n’oublie ni les maisons brûlées au pétrole et le feu mis à la main dans les faubourgs pendant l’attaque pour effrayer la défense, — ni les contributions de guerre frappées sur la ville, — ni les campagnes affamées, rançonnées, pressurées, — ni les otages enlevés, — ni les razzias exécutées en plein jour, le sabre au poing, contre des citoyens paisibles : l’histoire jugera la méthode sauvage de certains généraux et les mesures atroces de certains états-majors. Je veux parler simplement de la masse des occupans, de ceux qui, instrumens passifs d’ordres absolus, ne sont responsables que du surcroît de violence personnelle qu’ils ajoutent aux prescriptions de leurs chefs et à la barbarie du commandement. Je me suis appliqué, dans mes observations, à distinguer l’esprit du peuple, c’est-à-dire du soldat abandonné à lui-même, agissant dans sa spontanéité, de l’esprit officiel qui conduisait la guerre et présidait à l’exécution impitoyable du plan de rapine et de conquête depuis longtemps organisé