Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/368

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avaient-ils respiré dans la ville un air plus doux, que Bombonel les lançait dans l’est comme enfans-perdus de Bourbaki. — Moins de quarante-huit heures après le départ de Werder, le général Cremer faisait son entrée avec 12,000 hommes d’infanterie et 42 pièces de canon. Notre impression fut médiocre. Il y avait là de l’infanterie régulière trop jeune, des mobiles trop turbulens, et des mobilisés sans enthousiasme. Le commandement, surtout dans les grades inférieurs, était verbeux et dépourvu d’autorité. L’incohérence, l’oubli des ordres, la lenteur et la maladresse à les exécuter, se trahissaient dans les moindres détails. Mille ressorts secondaires de la vaste machine jouaient mal, ou ne jouaient pas du tout. J’en conçus dès lors un fâcheux augure, et les discours que j’entendais tenir le soir aux soldats n’étaient pas faits pour dissiper mes craintes. L’armement était bon, l’artillerie en parfait état ; mais quelle armée court-vêtue ! Quand le pâle soleil de Noël s’éclipsait, quand la bise, sifflant dans le ciel noir, durcissait la neige amoncelée, on avait le cœur serré en voyant ces pauvres gens grelotter sous leurs minces vareuses et dans leurs pantalons d’été ! Quelques-uns, les plus riches, portaient des couvertures sur leur sac ou des capuchons rabattus sur leur tête ; j’aperçus même des houppelandes garnies de fourrures. Le plus grand nombre, ouvriers et paysans de la veille, s’enveloppaient la tête ou les mains de leurs gros mouchoirs rouges ou bleus, et piétinaient la neige en guêtres grises jusqu’au moment du défilé. Que de fois, pendant la terrible première quinzaine de janvier, ce douloureux spectacle ne s’est-il pas renouvelé sous nos yeux ! Que de fois j’ai rencontré nos jeunes soldats, à toute heure du jour ou de la nuit, dans les rues de la ville, les uns revenant de la distribution avec un quartier de pain gelé au bout de leur baïonnette, les autres, fraîchement débarqués, sans billet de logement, arrêtant les passans à dix heures du soir, et réduits à leur dire : « Monsieur, voulez-vous nous loger ? Nous ne demandons pas de lit ; un endroit clos, avec de la paille, nous suffira. » Par un froid de 12 degrés, il nous arrive un beau matin trois bataillons de turcos. Vêtus à la mode africaine, pour une température de Tlemcen ou de Mascara, sans bas, le col nu, la plupart sans chemise ou n’en possédant qu’une qu’ils portaient depuis un trimestre, ces hommes de fer, secoués de rhumes violens, toussaient à fendre l’âme. Ils prirent d’assaut, mais l’argent à la main, la boutique d’un pharmacien. Dijon, bien qu’épuisé par le séjour des Allemands, trouva, dans son patriotisme de suprêmes ressources. Les plus pauvres habitans partageaient leur repas avec les soldats, les riches en nourrissaient de dix à quinze par jour : on lavait leur linge, on garnissait leur sac. Enfin chacun, selon ses moyens et son inspiration, s’employait à les réchauffer et à les ravitailler.