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trouver quelques raisons nouvelles d’adopter cette ancienne tradition, et a essayé de la rajeunir.

C’est à tous ces travaux que veut répondre M. Aubertin. Son livre avait déjà paru, il y a quelques années, sous la forme d’une thèse de doctorat qui fut bien accueillie de la Faculté des lettres de Paris. Il l’a repris, complété, et en a fait une œuvre savante et solide. Peut-être même trouvera-t-on qu’elle est trop complète, et que c’est faire trop d’honneur à certaines affirmations que de les discuter ; mais M. Aubertin ne voulait pas qu’on pût lui reprocher de rien omettre, et il a tenu à ne laisser aucun argument sans réponse. C’est un excellent guide à suivre pour reprendre à notre tour une question qui mérite d’être étudiée avec soin, car elle intéresse à la fois l’histoire de la philosophie romaine et celle des origines du christianisme.


I.

Les pères de l’église des trois premiers siècles n’ont jamais rien dit des rapports de Sénèque et de saint Paul, quoiqu’il leur fût très naturel d’en parler lorsqu’ils célébraient les grandes actions de l’apôtre, et qu’ils énuméraient ses conquêtes. Sénèque est pour eux un philosophe comme un autre, et son nom, quand ils le citent, n’est pas entouré de plus de respect que celui de Cicéron et de Platon. Tertullien seul, en parlant de lui, emploie une expression qui peut d’abord sembler équivoque. « Il est souvent des nôtres, dit-il, Seneca sœpe noster ; » mais ces paroles veulent simplement dire que par momens ses opinions se rapprochent du christianisme, et c’est dans le même sens que saint Justin appelle Héraclite et Socrate des chrétiens. Il est pourtant probable que dès cette époque plus d’un fidèle, frappé, comme Tertullien, de l’élévation morale, des beaux élans d’humanité, de l’accent religieux de Sénèque, s’est pris à regretter qu’il n’ait pas connu l’Évangile. Avec quelle ardeur n’aurait-il pas embrassé le christianisme, lui qui semblait l’avoir pressenti ! On ne doutait pas, avec Lactance, « qu’il ne fût devenu l’adorateur du vrai Dieu, si on lui avait appris à l’être. » L’imagination se plaisait à compléter une conversion qui paraissait plus qu’à demi faite, et, comme on croyait voir chez lui une sympathie secrète pour la nouvelle religion, on cherchait instinctivement quelque moyen de le mettre en rapport avec elle. Il se trouvait précisément que l’apôtre des gentils, celui qui s’était adressé un jour à l’aréopage et avait annoncé Jésus dans la cité des philosophes, avait vécu et prêché à Rome du vivant de Sénèque. Rien n’était plus facile que de supposer qu’ils s’étaient rencontrés, entretenus, et de mettre ainsi