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savoir le nom, et les premiers qui en ont parlé plus tard le traitent avec un mépris singulier ; mais ne nous laissons pas tromper par ces grands airs de dédain et d’ignorance que les Romains affectaient pour tout ce qui s’éloignait de leurs habitudes et de leurs traditions. Ce n’était souvent qu’un mensonge, une comédie. Souvenons-nous qu’ils s’en étaient servis d’abord à l’égard de la Grèce ; un magistrat qui s’adressait à des Grecs devait ne leur parler que par interprète, quoiqu’il comprît leur langue à merveille, et il était d’usage au barreau qu’on parût ignorer le nom des grands artistes d’Athènes quand on se ruinait chez soi pour acheter leurs chefs d’œuvre. La même tactique fut employée plus tard à l’égard des Juifs ; les gens du grand monde affectaient de ne parler d’eux qu’en termes insultans, ce qui ne les empêchait pas de jeuner pieusement les jours du sabbat, et d’introduire chez eux par une porte dérobée ces mendiantes de la forêt aricinienne qui disaient la bonne aventure, remettaient les péchés à bas prix, et enseignaient à voix basse la loi de Moïse. C’est ainsi que ces Juifs si maltraités, et qu’on mettait en dehors de la civilisation romaine, n’en exerçaient pas moins dans l’ombre une grande action religieuse. Qui sait s’il n’en fut pas de même des chrétiens ? Les Juifs étant beaucoup plus connus qu’on ne le suppose, n’est-il pas possible qu’il ait transpiré quelque chose de ce mouvement intérieur qui s’accomplissait chez eux ? On peut affirmer, je crois, qu’il n’a pas échappé à la police impériale, quoiqu’en général elle fût mal faite. Dès le règne de Claude, c’est-à-dire avant que saint Paul ne vînt à Rome, elle s’aperçut du trouble que la prédication des premiers disciples du Christ avait fait naître dans le quartier des Juifs. Comme elle ne comprit pas très bien les raisons qu’on lui en donnait, elle crut naïvement qu’un certain Chrestus était arrivé de Judée, et qu’il mettait les esprits en révolution[1]. Pour ramener l’ordre, elle employa un de ces moyens expéditifs qui lui étaient familiers ; sans se préoccuper de chercher les coupables, elle mit tous les Juifs à la porte. Il faut croire qu’à la suite de cette exécution sommaire on ne cessa pas d’avoir les yeux sur les chrétiens, puisqu’après l’incendie de Rome Néron les choisit de préférence pour détourner de lui les soupçons et les faire tomber sur eux : sa police les lui avait désignés sans doute comme

  1. C’est au moins ainsi que j’explique la célèbre phrase de Suétone : Judœos, impulsore Chresto assidue tumultuantes, expulit. Suétone, qui vivait du temps d’Hadrien, connaissait certainement les chrétiens et le Christ. Pour avoir ainsi dénaturé le nom et l’histoire du fondateur du christianisme, il faut qu’il ait copié quelque récit antérieur sans le comprendre. Il avait la coutume, nous le savons, de se servir des documens officiels ; n’est-il pas possible qu’il reproduise ici quelque rapport adressé à l’empereur par le magistrat chargé de la sûreté de Rome ?