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dre, acheter, se vouer à une profession quelconque et faire partie d’une corporation, mais il est aussi enchaîné à son état que le paysan l’est à son champ. Passer d’un guild à un autre ou d’une des castes de la société à une autre offre des difficultés insurmontables. Qu’il soit savant ou artiste, négociant ou simple artisan, employé ou manœuvre, le bourgeois est inscrit sous une certaine dénomination dans le registre de l’état civil ; cette dénomination est son étiquette, il la garde jusqu’à sa mort.

Les trois ordres ou castes de la société urbaine sont le tsek, le guild et le chin, Ces ordres sont divisés en une infinité de degrés. Le tsek est une corporation d’ouvriers et d’artisans. Ses membres paient annuellement une modique somme à l’association, élisent leurs anciens, et règlent leurs propres affaires. Leur organisation a quelque analogie avec celle de la commune. Le guild est d’un ordre supérieur. Les membres paient à l’état une taxe pour le privilège de vendre et d’acheter, et pour être exemptés du service. Le chin est un grade ; il renferme quatorze degrés, depuis celui d’étudiant jusqu’à celui de conseiller d’état.

S’établir à la ville, chose si simple pour le paysan français, est pour le paysan russe une œuvre de géant ; obstacles sur obstacles s’accumulent devant lui. Lorsque, dégagé de sa commune, il arrive à Moscou avec ses papiers parfaitement en règle, il n’a encore franchi que le premier pas. Pour trouver de l’ouvrage ou une place de domestique, il est tenu préalablement de se faire admettre dans une corporation quelconque, sous peine d’être ramassé comme vagabond par la police et envoyé à l’armée. Un guild, même le plus inférieur, est inabordable pour lui, la taxe est trop lourde ; c’est à un tsek qu’il doit s’adresser. Une fois admis comme membre de cette corporation, peut-il vaquer en paix à ses occupations ? Non ; il faut encore qu’il se présente une fois par an au bureau des adresses, où il laisse ses papiers moyennant un reçu qui lui sert de passeport pendant une semaine. Ce laps de temps est employé par la police à examiner minutieusement chacune des pièces et à vérifier la signature du maire ; elle marque les papiers d’un nouveau timbre avant de les lui rendre. Chaque fois qu’il change de logis, il est forcé d’aller en personne faire inscrire ce changement au bureau des adresses. Un impôt de 4 à 5 francs par an est prélevé par la police sur les papiers de l’ouvrier ; la moitié de cet impôt revient à la couronne, l’autre moitié aux hôpitaux de province. L’inscription de membre d’un tsek donne droit, en cas de misère et de maladie, à un lit dans un hôpital de province, s’il y a des lits vacans. La pire des calamités qui puissent frapper un paysan arrivant à la ville est la perte de ses papiers. Privé de ses papiers, le malheureux est regardé et traité comme un vagabond, comme un bandit ; il est