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cruel, car aucun tribunal n’oserait admettre la victime à sa barre, aucun juge ne voudrait entendre son cri de détresse. Ils ne sont pas rares, ces coups de la police secrète ; dans toutes les villes, elle sévit constamment et de nuit. M. Dixon, dans le cours de son voyage, a rencontré plus d’une de ses victimes. Traversant un jour la place d’Archangel, il vit déposer au pied de la statue un jeune homme et une jeune et jolie femme ; ordre leur fut donné de ne pas quitter la ville, et l’individu qui les avait amenés là de Saint-Pétersbourg disparut avec son char. Quel était leur crime ? Nul. ne le savait : eux-mêmes l’ignoraient, et les journaux se taisaient. On se livrait à mille conjectures sur leur compte ; ils étaient artistes. Sans doute ils avaient prêté la main à un mariage clandestin contracté entre un jeune noble et une actrice, et ils étaient sacrifiés à l’orgueil d’une puissante famille, tandis que les vrais coupables avaient gagné l’étranger. Quoi qu’il en soit, un agent frappa à leurs portes respectives un soir, peu d’instans après leur retour du théâtre, et d’un ton qui interdisait toute réplique, « préparez-vous, dit-il, dans trois heures nous partons pour Archangel. » Aucun lien de parenté ne les unissait ; mais la police secrète a bien autre chose à faire vraiment qu’à s’inquiéter de la réputation d’une jolie femme ! Les pauvres exilés n’avaient aucune autre ressource que leur talent, d’un ordre tout à fait secondaire ; ils surent cependant en tirer bon parti, et par ce moyen gagner de quoi subvenir à leur existence en attendant que les vrais coupables fussent rentrés en grâce. Aucun rang, aucun âge n’est à l’abri de ces exécutions sommaires. Plusieurs dames de la meilleure société, soupçonnées d’avoir encouragé des étudians dans des pensées de révolte, furent arrêtées et exilées. L’une d’elles était à Archangel en même temps que les deux pauvres artistes, et M. Dixon eut plusieurs fois l’occasion de la voir. C’était une femme de cinquante ans, frêle, timide et incapable de jouer aucun rôle dans une intrigue. Jamais erreur de la police n’avait été plus complète, plus flagrante ; mais la police ne se rétracte jamais : la dame demeurait en exil.

« La Russie est un empire de façade, » avons-nous lu quelque part. Derrière les monumens de ses villes, presque toutes semblables, derrière leur forêt de dômes et de clochetons, croupit une population sale, ivrogne et joueuse. Les rues sont des amas de boue ; les marchés et les bazars sont infects : des bourgeois des guilds inférieurs s’y livrent tout le jour à deux vices prédoimnans, les cartes et l’eau-de-vie. Sur les quais, car presque toutes les villes s’élèvent au bord d’une rivière, se presse une foule morne, silencieuse, misérable d’apparence, réunie là pour le seul plaisir de former une foule, un instinct irrésistible poussant les Russes à se coudoyer sur les places publiques et dans les grands chemins. Au