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hommes doivent se traiter, sur la sévérité qu’il faut avoir pour soi, sur l’examen qu’il est bon de faire de ses fautes, sont partis d’origines différentes, et il est naturel que la diversité des principes se reflète dans les conséquences. Quand Sénèque recommande l’abstinence à ses disciples, il est loin de songer aux jeûnes et aux macérations des anachorètes. « La philosophie, dit-il, réclame de ses adeptes la frugalité, elle n’exige pas d’eux des supplices : frugalitatem philosophia exigit, non pœnam. » Il veut simplement fortifier l’âme en réduisant les exigences du corps ; il veut diminuer nos besoins pour nous rendre plus capables de résister à la misère et aux privations. A tout moment, un ordre de césar peut venir qui nous condamne à l’exil et à la pauvreté ; il faut nous y préparer d’avance. « Si nous savons qu’il n’est pas pénible d’être pauvres, nous jouirons de nos fortunes avec plus de sécurité. » Comme les chrétiens, Sénèque demande qu’on fasse l’aumône au pauvre, « qu’on rende à sa mère le fils qu’elle a perdu, qu’on rachète l’esclave et le gladiateur, qu’on donne la sépulture même au cadavre d’un criminel ; » mais ici encore il est moins préoccupé de l’intérêt de l’humanité que de mieux tremper l’âme de son sage. La bienfaisance est surtout un exercice qui lui sera utile en lui apprenant à se détacher des biens de la terre ; elle n’est pas tout à fait désintéressée, car, même en s’occupant des autres, il songe à lui. De plus, comme le sage doit être au-dessus des passions, il faut qu’il se défende même de la meilleure de toutes, de la pitié. Dans ce système, la pitié est une faiblesse. Il donnera donc sans compatir. En soulageant les misères des autres, il faut qu’il ne change pas de visage, qu’il n’éprouve pas d’émotion, tranquilla mente, vullu suo. Que nous voilà loin de la charité chrétienne !

Il me semble bien difficile, en présence de toutes ces contradictions, de continuer à croire que saint Paul a fait connaître le christianisme à Sénèque ; il faudrait vraiment supposer qu’il le lui a bien mal expliqué. S’il avait pris la peine de lui enseigner la doctrine chrétienne comme il l’a développée dans ses épîtres, est-il croyable que Sénèque eût conservé si peu de chose de ces grandes leçons, et comment se fait-il qu’elles n’aient abouti qu’à introduire quelques inconséquences dans son système ? Peut-on comprendre qu’il ne se trouve rien chez lui des théories de l’Epître aux Romains, rien de la justification par la foi, de la grâce, de la prédestination des âmes ? Comment au contraire ce prétendu disciple de Paul serait-il d’avis que l’homme se suffit, qu’il doit tout attendre de lui, et que le résumé de la sagesse, c’est de mettre sa confiance en soi-même ? D’où viendraient ces contradictions entre le maître et l’élève sur la nature de Dieu, sur l’immortalité de l’âme, c’est-à-dire sur ce qu’il