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que j’étais à ton âge ! On m’avait élevée dans une atmosphère si douce ! Jamais une réprimande, toujours des caresses. Je ne soupçonnais pas qu’on pût avoir de la peine… Mes jours glissaient les uns sur les autres comme les flots légers d’une eau limpide sur un lit de mousse… Il n’en sortait que des chansons. Plus tard, la vie s’est ouverte… J’y suis entrée comme un enfant vêtu de soie dans un buisson d’épines. Chaque pas m’a fait une déchirure… Tu m’as été donnée, mon premier mouvement a été de te couvrir de baisers, ma première pensée d’être pour ma petite Gilberte ce que ma mère avait été pour moi ; mais déjà j’avais goûté au fruit amer de l’expérience. Je savais presque ce que la vie cache dans son ombre, et je me suis rappelé la fable antique d’Achille trempé dans les eaux fortifiantes qui devaient mettre son corps à l’abri des blessures. Tu ne devais pas être une guerrière, toi, mais une femme, et c’est ton âme qu’il me fallait endurcir. De là, cette contrainte, cette sévérité ; de là, cette séparation qui t’éloignait de ma solitude. Ce qui m’en a donné le courage, c’était la certitude que l’avenir ne t’épargnerait pas plus que le passé ne m’avait épargnée. J’ignore sous quelle forme il se présentera, mais du moins tu seras armée pour l’attendre.

Des larmes jaillirent de ses yeux ; elle appuya sa tête sur l’épaule de Gilberte. — Elles coulent à présent, reprit-elle, tu ne sauras jamais combien elles tombaient lourdement sur mon cœur autrefois ! Cependant je ne regrette rien de ce que j’ai fait, et peut-être continuerai-je… Là, je le crois, est ton salut.

— Continuez, je suis robuste… et je vous aime.

— Et moi donc ! s’écria Mme de Villepreux, qui passa un mouchoir sur son visage. Je suis fière de mon œuvre. Tu es bien telle que je le désirais ! Chaque année, à ton retour de Niederbrulhe, je constatais avec orgueil les progrès que tu avais faits en résolution, en patience, en fermeté. Ton jugement s’épanouissait comme une belle fleur qui ne redoute ni le hâle du vent, ni les vifs rayons de mai. Tu souris ? Ce sourire veut-il dire que ton adolescence m’inspire une confiance un peu précoce, ou dois-je supposer que ta jeune pensée accuse mon système d’une certaine exagération ?

— C’est un peu cela, et ce n’est pas tout à fait cela. On n’a pas traversé les cours et les salles d’étude de la maison de Mme Dittmer sans avoir appris à méditer. Moi aussi, j’ai mes idées.

— Des idées ou des rêveries ?

— Je vois qu’on vous a instruite de tout. Oui, on m’a beaucoup raillée là-bas ! Les rêves de Gilberte ! Mes compagnes, tout en m’aimant, se moquaient-elles volontiers de ces pauvres rêves qui m’ont donné mes heures les meilleures ! C’est si bon de vivre dans un