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M. de Varèze s’est trompé, et qu’il m’a envoyé, sous une enveloppe à mon nom, une lettre qu’il adressait à une autre.

— La blessure est-elle incurable cette fois ?

— Nous partirons pour La Marnière quand vous voudrez.

Gilberte y reparut dans la morne saison. Les grands bois dépouillés, les brumes qui traînaient leur linceul sur le sol, les nuées grises qui traversaient le ciel, les flocons de neige chassés par le vent du nord, et qui remplissaient de silence les campagnes blanches, tout ce spectacle d’une nature en deuil répondait à l’état de son âme attristée, mais résolue à ne rien céder d’elle-même à la mauvaise fortune. Elle rentra dans les mêmes occupations, et se plia dès le premier jour aux mêmes soins. Comme sa mère l’observait le lendemain allant du piano à la lingerie et de la bibliothèque chez les sœurs qui dirigeaient l’école : — Ce n’est qu’une page à déchirer de l’histoire de ma vie, lui dit-elle.

Mais Mme de Villepreux, qui commençait à se ressentir des fatigues de sa jeunesse, et qui ne voulait pas laisser sa fille seule, lui demanda bientôt après si elle ne consentirait pas à reparler des projets qu’elle avait repoussés autrefois. — Je ne me suis pas consultée, répondit Gilberte, donnez-moi quelques jours… Quand la semaine fut passée, un soir Mme de Villepreux, attirant Gilberte sur ses genoux comme au temps où elle était petite fille :

— Eh bien ! dit-elle d’une voix caressante, as-tu réfléchi ?

— Me pardonnerez-vous, ma mère, si je vous prie de me conserver auprès de vous telle que je suis ?

— Toujours ?

— Toujours. Je regrette de vous affliger, mais je ne me suis pas décidée, croyez-le, sans avoir longuement médité. Si j’épousais un autre homme que M. de Varèze, il me semble que ce serait une infidélité. Et puis, il y a en moi un fonds de tristesse et d’irritation que je n’ai pas le droit de porter en dot à mon mari. Ce serait presque une mauvaise action.

— Qu’espères-tu alors ?

— Rien. Vous rappelez-vous ces pauvres religieux du Mont-Saint-Bernard dont on nous a parlé, et qui cultivent derrière des murs de pierres sèches, dans un terrain glacé, des plantes et des légumes que les pâles rayons d’un soleil éteint caressent à peine ? Jamais les plantes ne poussent ou ne mûrissent et jamais les patiens travailleurs ne récoltent rien ; cependant chaque année ils recommencent et remuent la terre avec les mêmes soins. La seule chose qu’ils recueillent, c’est l’oubli de leurs fatigues et de leur isolement.

Mme de villepreux entoura sa fille de ses bras, et se mit à pleurer.