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son nom. Il ne pouvait pas dire un mot sans jurer, il portait une blouse, il avait les mains larges, noires et velues jusqu’au bout des doigts. Il faisait sa barbe une fois par semaine, il semblait affreux à Francia, et l’idée de lui appartenir la révoltait. — Si tu veux que je me tue, s’écria-t-elle en allant éperdue vers la fenêtre, va chercher cet homme-là !

Il fallait pourtant prendre un parti, et toute solution semblait impossible, lorsqu’on sonna discrètement à la porte. — N’aie pas peur ! dit Théodore à sa sœur, ça n’est pas Guzman qui sonne si doux que ça.

Il alla ouvrir, et M. Valentin apparut. Il apportait une lettre de Mourzakine ainsi conçue : « Puisque tu es si craintive, mon cher petit oiseau bleu, j’ai trouvé moyen de tout arranger. M. Valentin t’en fera part, aie confiance en lui. »

— Quel moyen le prince a-t-il donc trouvé ? dit Francia en s’adressant à Valentin.

— Le prince n’a rien trouvé du tout, répondit Valentin avec le sourire d’un homme supérieur : il m’a raconté votre histoire et fait connaître vos scrupules. J’ai trouvé un arrangement bien simple. Je vais dire à votre propriétaire et dans le café d’en bas que votre mère est revenue de Russie, que vous partez pour aller au-devant d’elle à la frontière, et que c’est elle qui vous envoie de l’argent. Soyez tranquille ; mais allez vite, le fiacre n° 182 est devant la Porte-Saint-Martin, et il a l’adresse du prince, qui vous attend.

— Partons ! dit Francia en prenant le bras de son frère. Tu vois comme le prince est bon ; il nous sauve la vie et l’honneur !

Dodore, étourdi, se laissa emmener. Sa morale était de trop fraîche date pour résister davantage. Ils évitèrent de passer devant l’estaminet, bien que le cœur de Francia se serrât à l’idée de quitter ainsi son vieux ami ; mais il l’eût peut-être retenue de force. Ils trouvèrent le fiacre, qui les conduisit au faubourg Saint-Germain ; Mozdar les reçut et les fit monter dans le pavillon occupé par Mourzakine. Il y avait à l’étage le plus élevé un petit appartement que Valentin louait au prince avec empressement pour un louis de plus par jour, et qui prenait vue sur le grand terrain où se réunissaient les jardins des hôtels environnans, celui de l’hôtel de Thièvre compris. — Excusez ! dit Dodore en parcourant les trois chambres, nous voilà donc passés princes pour de bon !

Une heure après, Valentin arrivait avec un carton et un ballot ; il apportait à Francia et à Théodore les pauvres effets qu’ils avaient laissés dans leur appartement du faubourg. — Tout est arrangé, leur dit-il. J’ai payé votre loyer, et vous ne devez rien à personne. J’ai renvoyé à M. Guzman Lebeau les objets que vous vouliez lui