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les paroles de l’invalide : « Il a tué ta mère, cela doit être vrai, il rit de t’avoir pour maîtresse malgré cela ! il en rit avec son autre maîtresse, qui ne vaut pas mieux que lui. »

Francia se leva dans un transport d’indignation. Elle eut chaud tout à coup ; cette chaleur dévorante se portait surtout à la tête, et il lui sembla qu’une lueur rouge remplissait la chambre. Elle tira le poignard, elle essuya la lame sans savoir ce qu’elle faisait. — À présent, pensait-elle, je vais mourir ; mais je ne veux pas mourir déshonorée. Je ne veux pas qu’on dise : elle a été la maîtresse du Russe qui a tué sa mère, et elle l’aimait tant, cette misérable, qu’elle s’est tuée pour lui. J’ai si peu vécu ! Je ne veux pas avoir vécu pour ne faire que le mal, et pour amasser de la honte sur ma mémoire. Je veux qu’on me pardonne, qu’on m’estime encore quand je ne serai plus là. Je veux qu’on dise à mon frère : elle avait fait une lâcheté, elle l’a bien lavée, et tu peux être fier d’elle, tu peux la pleurer. Toi, qui voulais tuer des Russes, tu n’as pas trouvé l’occasion, elle l’a bien trouvée, elle ! Elle a vengé votre mère !

Que se passa-t-il alors ? Nul ne le sait. Francia se rassit, reprise par le froid et l’abattement. Elle contempla ce beau visage si tranquille qui semblait lui sourire ; la bouche était entr’ouverte, et du milieu des touffes de la barbe noire les dents éblouissantes de blancheur se détachaient comme une rangée de perles mates. Il avait les yeux grands ouverts fixés sur elle. Il essaya de porter la main à sa poitrine, comme pour se débarrasser d’un corps étranger qui le gênait. Il n’en eut pas la force ; la main retomba ouverte sur le bord du lit. Il était frappé à mort. Francia n’en savait rien. Elle lui avait planté le poignard persan dans le cœur ; elle avait agi dans un accès de délire dont elle n’avait déjà plus conscience : elle était folle.

Mourzakine avait-il poussé un cri, exhalé une plainte ? lui avait-il parlé, lui avait-il souri, l’avait-il maudite ? Elle ne savait pas. Elle n’avait rien entendu, rien compris ; elle croyait rêver, se débattre contre un cauchemar. Elle ne se souvenait plus d’avoir voulu se tuer. Elle se crut éveillée enfin, et n’eut qu’une volonté instinctive, celle de respirer dehors. Elle sortit de la chambre, traversa brusquement le vestibule sans que Mozdar l’entendît, arriva à la grille, trouva la clé dans la serrure, sortit dans la rue en refermant la porte avec un sang-froid hébété, et s’en alla devant elle sans savoir où elle était, sans savoir qui elle était.

Mourzakine respirait encore ; mais de seconde en seconde ce souffle s’affaiblissait. Il n’avait sans doute éprouvé aucune souffrance ; la commotion seule l’avait éveillé, mais pas assez pour qu’il comprît, et maintenant il ne pouvait plus comprendre. S’il avait vu Francia, s’il l’avait reconnue, il ne s’en souvenait déjà