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qu’elle a le moins sa tête. Avec la fièvre, elle dit qu’elle a tué le prince russe, et nous ne nous étonnons pas, c’est le délire ; mais quand on la croit bien revenue de ça, elle vous dit qu’elle a rêvé de mort, mais qu’elle sait bien que le prince est vivant, puisqu’il est là endormi sur un fauteuil, et que nous sommes aveugles de ne pas le voir.

— Pourquoi donc lui avez-vous appris cette mort dans la situation où elle est ?

— Mais… c’est elle qui l’a apprise ici. Quand je suis arrivé de Vaugirard, personne ne la savait. On croyait qu’elle avait rêvé ça, et moi je leur ai dit que c’était la vérité.

— Eh bien ! mon garçon, vous avez eu tort.

— Pourquoi ça, monsieur le médecin ?

— Parce qu’on pourrait soupçonner votre sœur, et qu’il faut vous taire. À présent, le délire est tombé ; mais le cerveau est affaibli et halluciné : il faut l’emmener dans un faubourg qui soit un peu la campagne, lui trouver une petite chambre claire et gaie avec un bout de jardin, du repos, de la solitude, pas de voisins curieux ou bavards, et vous, ne répétez à personne ce qu’elle vous dira de sang-froid ou autrement sur le prince Mourzakine. Ne vous en tourmentez pas, n’en tenez pas compte, laissez-lui croire qu’il est vivant, jusqu’à ce qu’elle soit bien guérie.

— Je veux bien tout ça, répondit Théodore ; mais le moyen ?

— Nous le trouverons, dit le docteur en lui remettant un louis d’avance. J’avais déjà récolté quelque chose pour votre sœur dans un moment où elle voulait quitter le prince. Je paierai donc cette petite dépense. Occupez-vous vite du changement d’air et de résidence ; demain elle pourra être transportée. La voiture la secouerait trop, j’enverrai un brancard, et vous me ferez dire où vous êtes, j’irai la voir dans la soirée.

Théodore fit les choses vite et bien. Il trouva ce qu’il cherchait du côté de l’hôpital Saint-Louis, près des cultures qui dans ce temps-là s’étendaient jusqu’à la barrière de la Chopinette. Le lendemain, à midi, Francia fut mise sur le brancard, et s’étonna beaucoup d’être enfermée dans la tente de toile rayée comme dans un lit fermé de rideaux qui marchait tout seul. Puis des idées sombres lui vinrent à l’esprit. Ayant entrevu à travers les fentes de la toile de la verdure et des arbres, tandis que son frère et Antoine marchaient tristement à sa droite et à sa gauche, elle crut qu’elle était morte, et qu’on la portait au cimetière. Elle se résigna, et désira seulement être enterrée auprès de Mourzakine, qu’elle aimait toujours.

Pourtant cette locomotion cadencée et le sentiment d’un air plus