Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/406

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vais, et j’en suis contente. On n’aime bien qu’une fois, et j’ai aimé comme cela. À présent, je n’ai plus rien à espérer. Je suis tout à fait oubliée. Il ne m’a jamais écrit, il ne reviendra pas. On ne vit pourtant pas sans aimer, et peut-être que pour mon malheur j’aimerais encore ; mais ce serait en pensant toujours à lui et en ne donnant pas tout mon cœur. Ce serait mal, et ça finirait mal. J’aime bien mieux mourir jeune et ne pas recommencer à souffrir ! Elle continua son travail en dépit de tout, et le mal fit de rapides progrès.

Le 21 mars 1815, Paris était en fête. Napoléon, rentré la veille au soir aux Tuileries, se montrait aux Parisiens dans une grande revue de ses troupes, sur la place du Carrousel. Le peuple surpris, enivré, croyait prendre sa revanche sur l’étranger. Moynet était comme fou ; il courait regarder, dévorer des yeux son empereur, oubliant sa boutique et faisant résonner avec orgueil sa jambe de bois sur le pavé. Il savait bien que sa pauvre Francia était languissante, malade même, et ne pouvait venir partager sa joie. — Nous irons la voir ce soir, disait-il en s’appuyant sur le bras d’Antoine, qu’il forçait à marcher vite vers les Tuileries. Nous lui conterons tout ça ! nous lui porterons le bouquet de lauriers et de violettes que j’ai mis à mon enseigne !

Pendant qu’il faisait ce projet et criait vive l’empereur ! jusqu’à complète extinction de voix, la pauvre Francia, assise dans le jardin de l’hôpital Saint-Louis, s’éteignait dans les bras d’une des sœurs, qui croyait à un évanouissement et s’efforçait de la faire revenir. Quand son frère accourut avec le docteur Faure, elle leur sourit à travers l’effrayante contraction de ses traits, et, faisant un grand effort pour parler, elle leur dit : — Je suis contente ; il est venu, il est là avec ma mère ! il me l’a ramenée !

Elle se retourna sur le fauteuil où on l’avait assise, et sourit à des figures imaginaires qui lui souriaient, puis elle respira fortement comme une personne qui se sent guérie : c’était le dernier souffle. Un jour que l’on discutait la question du libre arbitre devant le docteur Faure : — J’y ai cru, dit-il, je n’y crois plus. La conscience de nos actions est intermittente, quand l’équilibre est détruit par des secousses trop fortes. J’ai connu une jeune fille faible, bonne, douce jusqu’à la passivité, qui a commis d’une main ferme un meurtre qu’elle ne s’est jamais reproché, parce qu’elle ne s’est jamais souvenue.

Et, sans nommer personne, il racontait à ses amis l’histoire de Francia.

George Sand.